Cartello, 21

La dés-identification de l’élève Törless

04/07/2018
Véronique Juhel

Musil écrit en 1906 son premier roman : Les désarrois de l’élève Törless. Nous suivons dans ce roman du début du vingtième siècle les vacillations de Törless, élève dans une grande école destinée à former les élites de la nation. Törless cherche à comprendre le monde dans une approche scientifique et rationnelle. Ce jeune homme d’une grande sensibilité va tenter de nommer l’innommable qu’il rencontre, soit son rapport à la jouissance. C’est un roman qu’on pourrait dire orienté vers le réel, une tentative de dire ce qui surgit pour le héros lorsque l’irruption du sexuel provoque une attirance mêlée de répulsion.

Törless se lie avec deux camarades, Reiting et Beineberg, qui incarnent les valeurs masculines de son époque sur le versant du moi idéal, mais son « incertitude intérieure » le distingue de ceux-ci. Musil met l’accent sur la faiblesse des identifications du jeune héros à cette période de sa vie : « Il semblait qu’il n’eut pas de caractère du tout1Musil R., Les désarrois de l’élève Törless, Paris, Seuil, coll. Point, 1995, p. 18.»

Lorsqu’il découvre que Basini, un autre camarade, se rend chez une prostituée et qu’il a commis un vol, une vacillation subjective se produit : « Il pressentait non sans appréhension que les événements venaient de prendre une tournure tout à fait personnelle en ce qui le concernait ; dans cet incident quelque chose le visait, lui Törless, comme une pointe d’épée.2Ibid., p. 69.» La pointe d’épée qui le vise concerne ses pensées sexuelles.

Il assistera, sans y prendre une part active, aux séances d’humiliation et de dégradation sexuelle auxquelles ses deux comparses se livrent sur Basini, qui y consent par lâcheté. Fasciné par les sévices que ses camarades font subir à Basini, Törless ne peut prendre position. Il éprouve du dégoût pour ce qu’il ressent lui-même : fascination et désir se mêlent.

L’identification par l’idéal, permet que la jouissance se distribue sur certaines valeurs partagées par la communauté, la pulsion est alors masquée par le fantasme. Lorsque l’idéal est touché, une faille dans l’identification se produit, laissant le sujet aux prises avec une jouissance qui ne trouve plus à se nommer. Ainsi, Törless ne parvient pas à s’exprimer sur ce qui l’agite. Il est égaré, il ne saisit plus ce qui lui arrive.

Il cherchera le sens de ce qui le trouble, via l’Autre, dans le savoir des maîtres. Il demande des éclaircissements à son professeur de mathématiques, qui n’a d’autre réponse que celle-ci : « Mon cher ami, contentez-vous de croire.3Ibid., p. 127.» Du réel de la jouissance on ne peut rien savoir ; pas d’autre choix, selon son professeur, que la croyance en l’Autre ; mais Törless a déjà aperçu l’absence de garantie dans l’Autre, il ne peut se satisfaire de cette réponse. Il va alors loger la promesse d’un savoir ignoré sur la jouissance dans la lecture d’un ouvrage de Kant, lecture qui ne lui procurera qu’ « angoisse ou dégoût4Ibid., p. 133.». Le savoir philosophique ne résout pas la question de Törless ; il réalise qu’il doit chercher ailleurs : « Je ne cherche rien hors de moi, je poursuis quelque chose en moi, en moi quelque chose de naturel ! Et que pourtant je ne comprends pas.5Ibid., p. 138.»

Le dénouement du roman surviendra après un rêve résolutif. Il y reconnaît ses trois camarades et son professeur de mathématiques comme des personnages ridicules, ils apparaissent au côté d’un autre personnage : « Cet autre […] N’était-ce pas ?… Mais oui !… Kant ! […] le petit bonhomme semblait ne pas cesser de grandir, il prenait des proportions gigantesques, son visage une sévérité implacable.6Ibid., p. 144.» Kant tire un livre aussi gros que lui, d’où ne s’échappe que de la poussière. Puis Törless caresse la joue du professeur. Il se réveille alors de son rêve angoissé mais il peut enfin sortir de son embarras. Il se dégage de la fascination qui le maintenait sous la coupe de ses camarades, il peut leur tenir tête et y voir clair dans leur attitude. Il retrouve la capacité à s’exprimer. On mesure alors le chemin parcouru par Törless depuis le début du roman, entre raison et sensibilité, il consent à une forme de castration de l’Autre, à la chute de l’idéal, tout ne peut se dire par les mots.

Véronique Juhel est membre de l’ACF en Val de Loire-Bretagne.

 


  • 1
    Musil R., Les désarrois de l’élève Törless, Paris, Seuil, coll. Point, 1995, p. 18.
  • 2
    Ibid., p. 69.
  • 3
    Ibid., p. 127.
  • 4
    Ibid., p. 133.
  • 5
    Ibid., p. 138.
  • 6
    Ibid., p. 144.