En 1967, dans son « Discours de clôture des journées sur les psychoses chez l’enfant », Lacan reprend l’assertion d’André Malraux, « il n’y a pas de grandes personnes »1Malraux A., Antimémoires, Paris, Gallimard, 1967., faisant apparaître les problèmes de l’époque, ceux du droit à. Car, si le père était la fiction juridique venant répondre à la jouissance, la loi symbolique s’est trouvée affaiblie. Une pluralité de normes a pris place, sur fond d’un « tous pareil qui a supplanté le monde hiérarchisé et organisé du patriarcat où la place de chacun était désignée selon les structures traditionnelles de la famille »2Alberti C., « Du normal et du désir de la femme », La Cause du désir, no 110, p. 98..
Aujourd’hui, certaines pédagogies ne considèrent plus l’adulte comme interprète avec l’enfant, mais comme imposant ses signifiants pour le diriger. La norme éducative est récusée, devenant oppressive par nature. Ce refus de l’attachement donne lieu à une injonction où chacun peut jouir à sa guise. Le désir de l’enfant devient un droit : on lui donne la réponse avant que la question ne soit posée. Plutôt que de se précipiter à répondre à l’enfant, mieux vaut que se produise une rencontre avec un interlocuteur qui accueille la parole, pour introduire une disjonction entre ce qu’il demande et ce qu’il désire. C’est pourquoi Lacan fait sienne l’intuition pascalienne qu’un enfant n’est pas un homme.
Dans le monde des tout-petits, une norme sans Autre s’installe, soutenue d’un nouvel idéal qui s’infiltre, celui de l’affirmation de soi, du pouvoir d’agir de l’enfant, d’une autonomie précoce. S’y conjugue un pousse-à-grandir-tout-seul, au-delà de l’initiative offerte à l’enfant. Différentes pratiques en crèche en attestent, que ce soit l’accès continu aux doudous ou tétines, ou, à l’inverse, le mise à disposition d’une pièce vide, sans meuble, ni objet, dans laquelle il est demandé à l’adulte de ne pas intervenir pour laisser l’enfant choisir par lui-même, comme s’il était déjà développé. Si un enfant se met à courir éperdument ou à crier, le désir est attrapé « comme simple jaillissement vital »3Lacan J., Le Séminaire, livre VI, Le Désir et son interprétation, texte établi par Jacques-Alain Miller, Paris, Seuil, 2013, p. 559.! Pourquoi court-il ? Pourquoi crie-t-il ainsi ? La question de l’angoisse ne semble pas se poser. L’absence de réponses des adultes est justifiée par le fait que les enfants trouvent la solution par eux-mêmes. Or, pour cela, ne faut-il pas les y inviter, puisque « le désir de l’Autre comme tel est articulé […] dans le rapport du sujet à la parole »4Ibid. ? Le vide pour laisser place au désir, ce n’est pas le rien. Lorsqu’un adulte ne répond jamais à un enfant, ce dernier à affaire au caprice, à la volonté de l’autre et non à son désir, « à la jouissance infâme du pédagogue qui se pare des entours de la science »5Intervention d’Aurélie Pwauwadel lors du colloque « Psychanalyse et subversion des normes – Éducation, norme ou désir » le 9 mars 2022 à l’université Paris 8..
Nombreux sont les professionnels déboussolés, coincés entre ces injonctions à procéder ainsi ‒ ne pas corrompre, ne pas heurter ou déranger l’enfant ‒ et leur désir. Ils témoignent des limites de ces pratiques, questionnent le fait que certains enfants ne se détachent plus de leurs objets, que d’autres ne mangent plus avec plaisir, et repèrent que si leurs interventions ne sont pas incarnées, elles ne produisent aucun effet contre les débordements de jouissance.
Alors, Grandir Tout Seul ? Point d’interrogation. Entendons d’abord dans l’équivoque : point d’interrogation de notre modernité. Le droit de l’enfant à jouir est pensé comme solution. Croire que le sujet peut grandir tout seul, c’est ne pas avoir l’idée (ou nier) qu’il est pris dans le discours de l’Autre, qu’exister c’est d’abord dépendre de l’Autre, puis émerger dans sa singularité, par sa question. Car « le sujet n’est jamais causa sui« Intervention de Christiane Alberti, « L’enfance, berceau de la démocratie », Question d’École, 22 janvier 20226Intervention de Christiane Alberti, « L’enfance, berceau de la démocratie », Question d’École, le 22 janvier 2022.. Retenons alors le point d’interrogation, celui qui maintient l’énigme, car « le désir est toujours affaire d’horizon »7Miller J.-A., Politique Lacanienne, Paris, Rue Huysmans, 2001, p. 119..
Delphine Gicquel est membre de l’ACF en VLB.