Cartello, 40

« Durer parmi les chiens »

03/02/2023
Raphaëlle Béraud

Maria Pourchet, dans son roman Feu1Pourchet M., Feu, Paris, Fayard, 2021., nous offre deux versions d’une même rencontre, celle de Clément et de Laure, à l’instar de la série The Affair2The Affair, Sarah Treem et Hagai Levi, 2014.. Versions différentes en tant que, comme le dit Clément : « Nous n’avons elle et moi rien en commun, sinon une chose : on ne se comprend pas »3Ibid., p. 205.. Voilà qui, d’emblée, donne le ton : celui du rapport impossible entre les sexes. Si l’amour peut être une réponse au non-rapport sexuel, l’absence de norme mâle chez Clément, soit l’absence du « fantasme, toujours viril, qui oriente et cadre la façon dont un sujet voit le monde et qui lui donne son assise subjective »4Laurent D., « Ouverture des 51e Journées de l’ECF – La norme mâle », La Cause du désir, n°110, Mars 2022, p. 91., donne à son sentiment amoureux l’aspect d’une peine capitale.

Depuis leur premier corps-à-corps, Clément n’a plus eu besoin de se tenir dans ses propres bras : « Je me serre depuis tout petit pour qu’on me retienne »5Pourchet M., Feu, op. cit., p. 152.. Retenir est devenu sa norme à lui : « Retenir est un don, je n’ai rien fait pour »6Ibid., p. 30.. Enfant, « je me retenais de respirer, de flancher, de pisser »7Ibid.. Clément travaille dans une banque d’affaire, qu’il nomme ironiquement « la banquise », dont il doit veiller à la réputation : « Je dois retenir. L’information, la rumeur »8Ibid..

Il s’agit cette fois pour Clément de « retenir une femme »9Ibid., p. 78.. Lui, ordinairement si laconique dans les actes comme dans la parole, prend des initiatives, s’épanche davantage, notamment auprès d’un journaliste financier qui en profite pour lui soutirer des renseignements confidentiels. Clément, cette fois, ne retient plus, ce qui lui coûtera sa place. De la banquise, on passe à la banqueroute.

Alice Delarue, dans son article « Qu’adore une femme chez un homme ? », prend appui sur ce roman et souligne que « pour un sujet qui n’est pas en mesure de donner ni des avoirs phalliques ni des paroles d’amour, il peut aussi arriver que la rencontre avec une femme tourne au désastre »10Delarue A., « Qu’adore une femme chez un homme ? », journees.causefreudienne.org, octobre 2021.. Cela s’illustre quand Laure supplie Clément : « Elle a encore répété « parle-moi », car dans son monde ce n’est pas du harcèlement, c’est normal11Pourchet M., Feu, op. cit.,  p. 182.. Il relève : « je n’avais pas en moi ce qu’elle exigeait d’y trouver »12Ibid., p. 358.

 « On peut certainement dire que la psychose est une sorte de faillite en ce qui concerne l’accomplissement de ce qui est appelé ‘amour’ »13Lacan J., « Conférences et entretiens dans des universités nord-américaines », Scilicet, n° 6/7, Paris, Seuil, 1976, p. 16., indique Lacan. Clément annonce comme une prophétie le ratage inéluctable de cette rencontre : « Cette femme-là si je la touche, je devrai l’achever sinon ce sera moi »14Pourchet M., Feu, op. cit.,  p. 83.. Son exécution est à l’horizon sur le tranchant mortel du miroir.

Pierre Ebtinger, dans son texte « L’amour possible » interroge : « Comment un amour pas sans désir est-il [alors] possible dans la psychose ? […] La passion de la normalité est peut-être une des solutions les plus réussies »15Ebtinger P., « L’amour possible », L’Amour dans les psychoses, Paris, Seuil, 2004, p. 54.. Clément, lui, ne peut compter que sur un semblant de normalité. Si, par son histoire avec Laure, il se sent « de race commune avec la [s]ienne »16Pourchet M., Feu, op. cit.,  p. 100., il n’est pas dupe de cette supercherie.

Dépourvu de la chasuble phallique, Clément se sent avant tout « du mauvais côté de la laisse »17Ibid., p. 38.. Il a d’ailleurs ironiquement appelé son chien, Papa, « parce que (dit-il) Papa, c’est le propriétaire en règle générale »18Ibid., p. 37. – « propriétaire suprême » même, le père, selon la formule de Jacques-Alain Miller19Miller J.-A., « L’orientation lacanienne. De la nature des semblants », enseignement prononcé dans le cadre du département de psychanalyse de l’université Paris 8, cours du 12 février 1992, inédit..

Là où Papa lui « apprenait à durer parmi les chiens »20Pourchet M., Feu, op. cit., p. 356., la « relation amoureuse […] l’abolit comme sujet, en tant qu’elle admet une hétérogénéité radicale de l’Autre »21Lacan J., Le Séminaire, livre III, Les Psychoses, texte établi par J.-A. Miller, Paris, Seuil, 1981, p. 287..


Raphaëlle Béraud est psychologue.

  • 1
    Pourchet M., Feu, Paris, Fayard, 2021.
  • 2
    The Affair, Sarah Treem et Hagai Levi, 2014.
  • 3
    Ibid., p. 205.
  • 4
    Laurent D., « Ouverture des 51e Journées de l’ECF – La norme mâle », La Cause du désir, n°110, Mars 2022, p. 91.
  • 5
    Pourchet M., Feu, op. cit., p. 152.
  • 6
    Ibid., p. 30.
  • 7
    Ibid.
  • 8
    Ibid.
  • 9
    Ibid., p. 78.
  • 10
    Delarue A., « Qu’adore une femme chez un homme ? », journees.causefreudienne.org, octobre 2021.
  • 11
    Pourchet M., Feu, op. cit.,  p. 182.
  • 12
    Ibid., p. 358.
  • 13
    Lacan J., « Conférences et entretiens dans des universités nord-américaines », Scilicet, n° 6/7, Paris, Seuil, 1976, p. 16.
  • 14
    Pourchet M., Feu, op. cit.,  p. 83.
  • 15
    Ebtinger P., « L’amour possible », L’Amour dans les psychoses, Paris, Seuil, 2004, p. 54.
  • 16
    Pourchet M., Feu, op. cit.,  p. 100.
  • 17
    Ibid., p. 38.
  • 18
    Ibid., p. 37.
  • 19
    Miller J.-A., « L’orientation lacanienne. De la nature des semblants », enseignement prononcé dans le cadre du département de psychanalyse de l’université Paris 8, cours du 12 février 1992, inédit.
  • 20
    Pourchet M., Feu, op. cit., p. 356.
  • 21
    Lacan J., Le Séminaire, livre III, Les Psychoses, texte établi par J.-A. Miller, Paris, Seuil, 1981, p. 287.