Cartello, 34

Du signifiant au signe

30/11/2021
Marie Josèphe Page

Le travail en cartel, avec ses lectures successives à plusieurs, produit des effets sur le cartellisant. Cette possibilité d’entrer dans un dispositif en mouvement avec d’autres m’a conduit à me laisser travailler par cette expérience et nouer mon désir à la psychanalyse d’orientation lacanienne.

Dans deux des Séminaires de Jacques Lacan, le Séminaire xx, Encore – Séminaire sur lequel le cartel s’est engagé –, et dans le Séminaire ix « L’identification », deux citations ont retenu mon attention : « Le signifiant, ai-je dit, se caractérise de représenter un sujet pour un autre signifiant1Lacan J., Le Séminaire, livre xx, Encore, texte établi par J.-A. Miller, Paris, Seuil, 1975, p. 48.», « Le signe est ce qui représente quelque chose pour quelqu’un2Lacan J., Le Séminaire, livre ix,« L’identification », leçon du 6 décembre 1961, inédit. J. Lacan reprend la définition à Ch. S. Peirce dans Écrits sur le signe, Paris, Seuil, 1978.» ; et en particulier deux termes : « signifiant » et « signe ».

Le choix des citations a été guidé par le mot « représenter », en lien avec le signifiant pour l’une, et avec le signe pour l’autre. Il m’importait donc de me mettre au travail, afin de rendre compte de l’effet de la lecture en cartel. C’est-à-dire sur un savoir nouveau : qu’est-ce qu’un signifiant ? Qu’est-ce qu’un signe ?

« Signifiant » et « signe » jalonnent le Séminaire xx. Le travail en cartel a éloigné l’idée d’un mot signifiant quelque chose d’unique, et en a écarté la représentation visuelle.

Le fait d’entendre parler les cartellisants et le plus-un m’a permis de saisir « de quoi ça parle », de dégager un bout de savoir et de faire un pas de côté. J’ai longtemps confondu la notion de connaissance avec le savoir insu, je me retrouvais du côté d’un « je ne sais pas ». J. Lacan nous dit : « Le savoir, c’est une énigme. Cette énigme nous est présentifiée par l’inconscient tel qu’il s’est révélé par le discours analytique. Elle s’énonce ainsi – pour l’être parlant, le savoir est ce qui s’articule3Lacan J., Le Séminaire, livre xx, Encore, op. cit., p. 125.». Il s’inspire des travaux du linguiste Ferdinand de Saussure4Saussure F., Cours de linguistique générale, Paris, Payot, 1974., qui suggère de considérer la langue comme un système, il propose une théorie du signe linguistique qui unit un concept à une image acoustique. Le concept est appelé « signifié » et l’image acoustique « signifiant ». Lacan va également s’appuyer sur les avancées du linguiste Roman Jakobson qui tente une approche structurale des langues. Grâce à ces deux références, il réoriente sa pensée et ainsi va beaucoup plus loin. Il inverse l’algorithme saussurien pour élaborer sa théorie du signifiant. C’est ainsi que la notion de signifiant passe de la linguistique à la psychanalyse.

Qu’est-ce qu’un signifiant ? À cette question, Lacan répond : « Le signifiant […] est à structurer en termes topologiques. En effet, le signifiant est d’abord ce qui a effet de signifié, et il importe de ne pas élider qu’entre les deux, il y a quelque chose de barré à franchir5Lacan J., Le Séminaire, livre xx, Encore, op. cit., p. 22.».

Puis, reprenant cette question, il ajoute : « Il faut que je m’arrête à poser la question sous cette forme6Ibid.» et la modifie ainsi : « Un, mis avant le terme, est en usage d’article indéterminé. Il suppose déjà que le signifiant peut être collectivisé, qu’on peut en faire une collection, en parler comme de quelque chose qui se totalise […] Ce n’est pas le mot qui peut fonder le signifiant. Le mot n’a d’autre point où se faire collection que le dictionnaire, où il peut être rangé7Ibid.».

À travers cette lecture, on repère comment Lacan tire un enseignement de sa pratique analytique, ce qui lui permet d’affirmer que le signifiant détermine le signifié et qu’il a une fonction. Un pas de côté s’opère, il y a décollement du signifiant et du mot. Le mot peut se collectiviser dans le dictionnaire, le signifiant a donc à voir avec le sujet et non avec l’univers de la connaissance.

Qu’est-ce qu’un signe ? Lacan répond en montrant comment le signe se différencie du signifiant : « Depuis toujours, la théorie cosmique de la connaissance, […] fait état de l’exemple fameux de la fumée qu’il n’y a pas sans feu ». Il ajoute : « Et pourquoi n’avancerai-je pas ici ce qu’il me semble ? La fumée peut être aussi bien le signe du fumeur […] Le signe n’est donc pas le signe de quelque chose, mais d’un effet qui est ce qui se suppose en tant que tel d’un fonctionnement du signifiant8Ibid., p. 48.».

La théorie classique du signe est une théorie de la représentation. La fumée, est un signe qu’il y a du feu, mais elle pourrait être le signe de la présence d’un fumeur. N’est-ce pas l’effet d’un autre signifiant qui fonctionne ?

Je découvre à travers le cartel que la lecture peut être imprévisible, mystérieuse dans son opération même. Ce repérage m’amène à une question : suis-je supposée savoir lire Lacan ?

Le dispositif du cartel m’a introduite à une autre façon de lire, pas à pas, mot à mot où chacun des mots est pesé, la grammaire, le vocabulaire particulier. Ceci m’a permis de mettre un peu de côté le forçage de la compréhension du texte, ce qu’il veut dire, une expérience avec ses effets imaginaires de ne rien comprendre que j’éprouvais lors de ce travail à l’atelier de lecture.

Auparavant, lire des phrases, un paragraphe du Séminaire parfois obscur, difficile à lire, me décevait. Pourtant un texte écrit, ça se lit, ce sont des lignes, des formes, le dessin de la lettre, des lettres de l’alphabet qui s’agencent pour faire mots à lire dans notre langue. Mais ce n’est pas ça !

Est-ce le style de Lacan, l’objet qu’il traite ou bien au-delà de l’injonction à comprendre, une certaine résistance, occulte-t-elle la lecture de ce qui m’interpelle ? L’obscurité se trame d’une ombre particulière, souvent teintée d’un dégradé de couleur. Je continue à lire, je persiste même si la phrase, le paragraphe ne me disent rien, ayant l’étrange impression que ça ne me parle pas. Mais tout à coup, sur le chemin de la lecture, soudain une lumière surgit ! Serait-ce une formule magique ? Non, c’est un éclair qui vient bousculer la croyance au savoir, dans ce trop bref instant d’ouverture où, soudain, les « choses » se réordonnent autrement. La phrase, telle une provocation, m’invite à lire d’une autre manière, aussi faut-il du temps pour lire Lacan. Est-ce une nouvelle rencontre avec cette écriture qui n’est pas transcription de la parole de Lacan, mais écriture de cette parole ?

 


  • 1
    Lacan J., Le Séminaire, livre xx, Encore, texte établi par J.-A. Miller, Paris, Seuil, 1975, p. 48.
  • 2
    Lacan J., Le Séminaire, livre ix,« L’identification », leçon du 6 décembre 1961, inédit. J. Lacan reprend la définition à Ch. S. Peirce dans Écrits sur le signe, Paris, Seuil, 1978.
  • 3
    Lacan J., Le Séminaire, livre xx, Encore, op. cit., p. 125.
  • 4
    Saussure F., Cours de linguistique générale, Paris, Payot, 1974.
  • 5
    Lacan J., Le Séminaire, livre xx, Encore, op. cit., p. 22.
  • 6
    Ibid.
  • 7
    Ibid.
  • 8
    Ibid., p. 48.