Cartello, 40

Du père au pire ?

03/02/2023
Frédérique Bouvet

En 2012, treize ans après L’Inceste, Christine Angot publie Une Semaine de vacances1Angot C., Une Semaine de vacances, Paris, Flammarion, 2012. qui fait figure d’ovni lors de la rentrée littéraire. Dans ce livre, la troisième personne est utilisée pour nommer les protagonistes, le père et sa fille (« il », « elle »). Lacan parle de fading, d’un évanouissement du sujet à partir du moment où celui-ci ne peut se nommer. « C’est représenté dans le roman par le fait que les personnes ne sont pas nommées, restent anonymes, et que la qualité de père et celle de fille ne sont exprimées que de la façon la plus fugitive. Il y a seulement la fameuse différence des sexes. »2Miller J.-A, « Sortir de l’âge du père », voir LwT.

J.-A. Miller a lu Une Semaine de vacances comme un apologue du ras-le-bol du père. Il pose la question de comment se défaire du père. Lacan a fait de ce dernier une fonction logique et normative. « Les remaniements de son enseignement se font sans déchirure en utilisant les ressources d’une topologie conceptuelle qui assure la continuité sans interdire le renouvellement. »3Miller J.-A., « L’inconscient et le corps parlant », La Cause du désir, n88, 2014, p. 110. Au début de son enseignement, le père joue un rôle structurant. Le complexe d’Œdipe renvoie à « une expérience dialectique ou symbolique »4Pfauwadel A., Lacan versus Foucault. La Psychanalyse à l’envers des normes, Paris, Éditions du Cerf, 2022, p. 250. essentielle pour que le sujet ait accès à « une structure humanisée du réel »5Lacan J., Le Séminaire, livre IIII, Les Psychoses, texte établi par J.-A. Miller, Paris, Seuil, 1981, p. 224.. La métaphore paternelle a pour but, via la castration symbolique, de soustraire de la jouissance et de lui donner une signification phallique. Lacan fait alors du Nom-du-Père le point de capiton pour faire tenir l’ordre symbolique. En introduisant le concept de désir dans le Séminaire VI, Lacan déplace les lignes de l’Œdipe. C’est dans le Séminaire XVI que la jouissance est normalisée par le traitement signifiant. Une part de celle-ci est marquée par l’interdit, l’impossible6Cf. Lacan J., Le Séminaire, livre XVI, D’un Autre à l’autre, texte établi par J.-A. Miller, Paris, Seuil, 2006, p. 151.. Dans « Choses de finesse en psychanalyse », J.-A. Miller a souligné que « la jouissance n’obéit pas à la logique du désir. En ce qui concerne la jouissance, la loi est inopérante. On peut répartir le désir interdit, annulé, inhibé, et le désir qui s’accomplit, qui se réalise – mais la jouissance, elle, est des deux côtés. »7Miller J.-A., « L’économie de la jouissance », La Cause du désir, n71, 2011, p. 158. À la fin de l’enseignement de Lacan, « l’Œdipe en tant qu’instance liée à la nomination mais aussi à la figure paternelle, a connu […] une fragmentation. C’était une fonction qui faisait du Un et elle s’est fragmentée. Elle s’est progressivement effacée. Si bien qu’on a d’un côté un effacement et de l’autre, une multiplication des Noms-du-Père »8Brousse M.-H., « Le complexe d’Œdipe à l’heure du déclin de l’autorité du père », publié sur l’ancien site de l’ECF.. Dans le symbolique, le Nom-du-Père est de plus en plus fragmenté, évaporé et fait retour dans le réel.

Dans Une Semaine de vacances, le père, « il » dans le roman, hait le désir. Ce qui l’intéresse, c’est la jouissance. Dans Le Voyage dans l’Est, C. Angot s’extrait peu à peu de l’emprise paternelle. La jouissance paternelle perdure. Alors qu’elle dit à son père qu’elle écrit et cherche à se faire publier, ce dernier lui répond : « Tu devrais écrire sur ce que tu as vécu avec moi… C’est intéressant. C’est une expérience que tout le monde ne vit pas. »9Angot C., Le Voyage dans l’Est, Paris, Flammarion, 2021, p. 159. Plus de dix ans après la sortie d’Une Semaine de vacances, J.-A. Miller indique que le déclin du père était déjà d’actualité depuis la Rome antique. À l’heure du déclin de l’Autre où la langue est sans cesse attaquée, il souligne que nous sommes entrés dans l’époque du pire, pire que le père10Miller J.-A, « Conversation d’actualité avec l’École espagnole du Champ freudien », La Cause du désir, no 108, 2021, p. 54.. Il nous invite à se passer du père : « avec du pire, faire du rire, non du père »11Miller J-A., Comment finissent les analyses. Paradoxes de la passe. Paris, Navarin éditeur, 2022, p. 128..


Frédérique Bouvet est psychanalyste, membre de l’ECF et de l’AMP.

  • 1
    Angot C., Une Semaine de vacances, Paris, Flammarion, 2012.
  • 2
  • 3
    Miller J.-A., « L’inconscient et le corps parlant », La Cause du désir, n88, 2014, p. 110.
  • 4
    Pfauwadel A., Lacan versus Foucault. La Psychanalyse à l’envers des normes, Paris, Éditions du Cerf, 2022, p. 250.
  • 5
    Lacan J., Le Séminaire, livre IIII, Les Psychoses, texte établi par J.-A. Miller, Paris, Seuil, 1981, p. 224.
  • 6
    Cf. Lacan J., Le Séminaire, livre XVI, D’un Autre à l’autre, texte établi par J.-A. Miller, Paris, Seuil, 2006, p. 151.
  • 7
    Miller J.-A., « L’économie de la jouissance », La Cause du désir, n71, 2011, p. 158.
  • 8
    Brousse M.-H., « Le complexe d’Œdipe à l’heure du déclin de l’autorité du père », publié sur l’ancien site de l’ECF.
  • 9
    Angot C., Le Voyage dans l’Est, Paris, Flammarion, 2021, p. 159.
  • 10
    Miller J.-A, « Conversation d’actualité avec l’École espagnole du Champ freudien », La Cause du désir, no 108, 2021, p. 54.
  • 11
    Miller J-A., Comment finissent les analyses. Paradoxes de la passe. Paris, Navarin éditeur, 2022, p. 128.