Cartello, 41

Du binaire au borroméen

17/03/2023
Sacha Wilkin

Une séance de cartel sur « La fuite du sens »1Cf. Miller J.-A., « L’orientation lacanienne. La fuite du sens », enseignement prononcé dans le cadre du département de psychanalyse de l’université Paris 8, cours du 29 novembre et du 6 décembre 1995, inédit. m’a marqué. Découvrant le Champ freudien et son focus vers le tout dernier enseignement de Lacan et la clinique borroméenne, ma question concernait la pertinence du binaire structural névrose/psychose. Un accent était porté sur la dimension supplémentaire de ce dernier enseignement, qui n’invaliderait pas ses antécédents et qui, surtout, ne lui serait pas complémentaire. Cela me faisait difficulté pour penser la clinique. Je me trouvais dans une configuration conceptuelle du type « l’un ou l’autre », exclusive.

Autour de cette fuite du sens trans-structurale, Jacques-Alain Miller évoque le « tonneau des Danaïdes »2Ibid., p. 9, 33 et 34.. J’avais cette idée : le névrosé ne récupère de la jouissance que des « lichettes »3Miller J.-A., « Les six paradigmes de la jouissance », La Cause freudienne, n° 43, p. 7-29. là où le sujet psychotique a affaire à une hémorragie à « juguler ». Lorsque je parlais à mon analyste de ces élaborations, cette réponse fusa : « avec vous, il faut juguler ! ». Et de couper la séance. Vacillement de la croyance qui cherchait à s’affirmer; ouverture vers un au-delà de la question diagnostique qui, en tant que médecin, me regarde.

Un dire du Plus-Un coupa court à mes tergiversations et provoqua un vertige. Je persistais, dans l’impasse. Il me dit : « Mais vous savez, la psychose, ça n’existe pas ! » Ne s’agissait-il pas d’entendre autrement ? Ça n’ex-siste pas, soit : « la » psychose n’est pas un monument qui se tiendrait de lui-même hors-théorie et hors-pratique. C’est un outil clinique au service de l’orientation d’une cure, pas sans la singularité du cas ni la subjectivité du praticien, nouées4Cf. Miller J.-A., « Parler avec son corps », PIPOL 5, Mental 27/28, p. 127-128 : « Nous sommes impliqués dans le cas, ne serait-ce que par l’effet du transfert. Nous sommes dans le tableau clinique et ne saurions défalquer notre présence ni nous rendre aveugles à ses effets. […] Vous êtes donc obligés de vous peindre vous-même dans le tableau clinique. Tout comme Vélasquez se représente lui-même le pinceau à la main, au milieu des êtres dont il peuple la toile des Ménines, avec la désorientation qui s’ensuit : il devient dès lors insituable, sauf à être conçu comme divisé. […] En psychanalyse, dirais-je, tout cas clinique devrait avoir la structure des Ménines. ».

S’agit-il alors de penser ce binaire comme « l’un et l’autre », côté inclusion ? Ce serait là tomber dans un autre binarisme : inclure/exclure. Peut-être l’un avec l’autre, ou « pas sans »? Car l’époque est au brouillage des repères diagnostiques, sans compter que le mot de psychose confine aujourd’hui à l’insulte. Evoquons ici le dire de François Leguil : « Le diagnostic, il ne faut jamais en faire et y penser toujours. »5Cf. Leguil F., intervention prononcée lors de l’après-midi de Question d’Ecole du 21 Janvier 2023 lors de la séquence intitulée « Langues cliniques ».

Mais qu’est-ce que cet adverbe : avec ? Lacan le mentionne à propos des analystes : « ils fonctionnent comme analyste, ce qui veut dire qu’il y a des gens qui s’analysent avec eux. »6Lacan J., « Télévision », Autres écrits, Paris, Seuil, 2001, p. 519. Il accompagne ce dire d’un geste que J.-A. Miller caractérise comme « une sorte d’embrochage assez curieux »7Miller J.-A., « Interpréter l’enfant », Le Savoir de l’enfant, La petite Girafe, Navarin, 2013, p. 15-30.. Embrocher, c’est transpercer, trouer par l’introduction d’un objet tranchant. Embrochage, désigne, en chirurgie, une méthode de traitement des fractures. Miller évoque également le mot de « préhension ». Cet avec lacanien8Ibid. est une sortie possible de l’impasse logique du binaire, un instrument, à l’instar de l’analyste qui, par l’interprétation,  troue le sens, le tord, modifiant ainsi la position du sujet.

La position d’un sujet dit psychotique peut-être améliorée par l’opération sur le sens qu’est l’interprétation, et un sujet dit névrosé a affaire, lui aussi, à une hémorragie qu’il s’agit de juguler par points successifs. Tout le monde est fou quant au sens qui fuit.

Point, torsion, coupure ou suture, c’est un nœud qui s’évoque là. N’est-ce pas au-delà du diagnostic qu’il s’agit de repérer s’il faut serrer ou desserrer, nouer ou trancher ? Il n’y pas de répartition binaire de la technique entre névrose et psychose. Ainsi, comme le dit Lacan : « élever la psychanalyse à la dignité de la chirurgie […] c’est ce qui serait bien souhaitable. »9Lacan J., Le Séminaire, livre XXV, « Le moment de conclure », leçon du 11 avril 1978, inédit.


Sacha Wilkin est médecin, interne en psychiatrie infanto-juvénile à Liège.

  • 1
    Cf. Miller J.-A., « L’orientation lacanienne. La fuite du sens », enseignement prononcé dans le cadre du département de psychanalyse de l’université Paris 8, cours du 29 novembre et du 6 décembre 1995, inédit.
  • 2
    Ibid., p. 9, 33 et 34.
  • 3
    Miller J.-A., « Les six paradigmes de la jouissance », La Cause freudienne, n° 43, p. 7-29.
  • 4
    Cf. Miller J.-A., « Parler avec son corps », PIPOL 5, Mental 27/28, p. 127-128 : « Nous sommes impliqués dans le cas, ne serait-ce que par l’effet du transfert. Nous sommes dans le tableau clinique et ne saurions défalquer notre présence ni nous rendre aveugles à ses effets. […] Vous êtes donc obligés de vous peindre vous-même dans le tableau clinique. Tout comme Vélasquez se représente lui-même le pinceau à la main, au milieu des êtres dont il peuple la toile des Ménines, avec la désorientation qui s’ensuit : il devient dès lors insituable, sauf à être conçu comme divisé. […] En psychanalyse, dirais-je, tout cas clinique devrait avoir la structure des Ménines. »
  • 5
    Cf. Leguil F., intervention prononcée lors de l’après-midi de Question d’Ecole du 21 Janvier 2023 lors de la séquence intitulée « Langues cliniques ».
  • 6
    Lacan J., « Télévision », Autres écrits, Paris, Seuil, 2001, p. 519.
  • 7
    Miller J.-A., « Interpréter l’enfant », Le Savoir de l’enfant, La petite Girafe, Navarin, 2013, p. 15-30.
  • 8
    Ibid.
  • 9
    Lacan J., Le Séminaire, livre XXV, « Le moment de conclure », leçon du 11 avril 1978, inédit.