Cartello, 45

Dora, not fake, mais une menteuse vraie?

15/10/2024
Anne Colombel-Plouzennec

Aujourd’hui, quand on entend parler d’« hystérie », de quoi s’agit-il ?

L’association classique des hystériques avec les « emmerdeuses » semble être toujours d’actualité – on notera déjà la dimension du féminin. Derrière cela, s’entend, d’une part, quelque chose qui a trait au corps : une émotivité et une excitation extrêmes, voire incontrôlées, et des symptômes auxquels on ne comprend rien ; d’autre part, une dimension d’embrouille, voire de fake : des manifestations spectaculaires, théâtrales, de l’exagération, de la simulation, jusqu’à de la manipulation (terme que l’on entend très souvent lorsque l’on intervient en institution). Les hystériques exagèrent toujours, surjouent, feintent, mentent… 

Les hystériques interpellent !

Dans son écrit sur Dora, Freud nous livre la réflexion suivante :

Les états morbides [les symptômes] sont ordinairement dirigés contre une personne déterminée, de sorte qu’ils disparaissent en cas d’absence de celle-ci. Le jugement le plus “grossier” et le plus banal qu’on puisse entendre de la part de l’entourage peu instruit et des garde-malades est juste dans un certain sens. Il est exact qu’une paralysée alitée sauterait sur ses jambes si, dans la chambre, éclatait le feu, qu’une femme gâtée oublierait toutes ses souffrances si son enfant tombait dangereusement malade ou bien si quelque cataclysme menaçait sa maison. Tous ceux qui portent sur ces malades un pareil jugement ont jusqu’à un certain point raison, tout en négligeant cependant la différence psychologique entre le conscient et l’inconscient, ce qui est encore permis en ce qui concerne l’enfant, mais n’est plus admissible pour l’adulte. C’est pourquoi peuvent demeurer stériles, auprès de ces malades, toutes les protestations affirmant que tout dépend de la volonté, et tous les encouragements, et toutes les injures. Il faut avant tout essayer de les convaincre, par le détour de l’analyse, de l’existence même d’une intention d’être malades 1Freud S., « Fragment d’une analyse d’hystérie (Dora) », Cinq psychanalyses, Paris, PUF, 2004, p. 31..

Que nous dit Freud ?

D’une part que les symptômes incluent l’autre (l’Autre), sous les espèces d’« une personne déterminée », et que leur réalisation, leur advenue, leur consistance tient à la présence de cet autre, de sorte qu’« ils disparaissent en cas d’absence de celle-ci ». Il insiste alors avec deux exemples sur la teneur des manifestations qui, en tant qu’effets, disparaissent en l’absence de leur cause.

Est-ce pour autant une mise en scène, du mensonge ? « Tous ceux qui portent sur ces malades un pareil jugement ont jusqu’à un certain point raison », nous dit Freud. « Jusqu’à un certain point » qui est précisément « la différence psychologique entre le conscient et l’inconscient ».

D’une part, il y a la réalité de la situation familiale évoquée par Dora, que Freud ne dément pas, au contraire ; d’autre part, il y a la réalité des symptômes dont Freud nous dit bien qu’ils ne sont accessibles ni par l’intelligence, ni par la volonté : « tous les efforts intellectuels conscients et volontaires n’arrivent ni à la réduire ni à la supprimer2Ibid., p. 39.».

Ceci situe une autre scène, celle où est produit par le sujet un « matériel », une consistance qui est d’une autre nature que consciente et rationnelle, celle de l’inconscient, qui se produit à l’insu du sujet et dont le ressort ne lui est pas accessible directement.

C’est pourquoi cette adresse de Freud à Dora est décisive : « Vous avez parfaitement raison, mais ma chère, n’avez-vous pas vous-même contribué à ce désordre dont vous me parlez ? 3Brousse M.-H., « Le cas Dora et l’invention du symptôme », La Cause freudienne, n°64, octobre 2006, p. 16. », lui dit-il. Il y a la véracité de la situation ET il y a la part prise par le sujet dans ce qui lui arrive. La manière dont Freud accueille Dora permet de déplacer d’emblée la question d’un « Tu nous racontes des mensonges » à la considération d’une duplicité, d’un double jeu, mais que la « perspicace jeune fille » se constitue à elle-même.

Dit autrement, avec Lacan : « L’inconscient s’origine du fait que l’hystérique ne sait pas ce qu’elle dit, quand elle dit bel et bien quelque chose par les mots qui lui manquent 4Lacan J., « Propos sur l’hystérie » (1977), texte établi par J.-A. Miller, Quarto, n°90, juin 2007.».

Alors, on peut se demander si finalement l’inconscient n’est pas, de structure, mensonge. 

Lacan, dans son dernier enseignement, nous éclaire sur ce point quand il aborde la question de l’inconscient, devenu parlêtre, avec le nouage des dimensions du réel, du symbolique et de l’imaginaire telles qu’il les élabore sous un angle nouveau. Là où, auparavant, le symbolique était la matière d’une vérité à dévoiler, désormais c’est « le réel, tel qu’il apparaît, [qui] dit la vérité, mais [ce réel,] il ne parle pas et il faut parler pour dire quoi que ce soit. Le symbolique, lui, supporté par le signifiant, ne dit que mensonges quand il parle 5Lacan J., Le Séminaire, livre XXIV, « L’insu que sait de l’une-bévue s’aile à mourre », leçon du 15 février 1977, inédit. ».

Alors, on passe notre temps à surfer sur les vagues du sens, des sens – pluriels – qui, en analyse, au fur et à mesure, s’éclipsent comme fleur qui se fane. Mensonge ! Ou plutôt « varité » : « cette stratégie de la vérité doit faire sa place au mensonge qu’elle comporte 6Miller J.-A., « L’orientation lacanienne. Le tout dernier Lacan », enseignement prononcé dans le cadre du département de psychanalyse de l’université Paris 8, cours du 15 novembre 2006, inédit. ».

Ceci renverse la perspective : les hystériques ne nous mentent pas, elles se mentent à elles-mêmes, à l’instar de tout un chacun, pour donner forme et sens à ce qui fondamentalement n’en a pas, pour nouer la jouissance de la vie qui le nécessite quoi qu’il en soit et de toutes façons. Ça jouit, autre manière de dire ce qui relève de la vie propre à l’être parlant, le corps se jouit, sans intention aucune, et le sujet est la réponse à ce se-jouir hors sens.

Ainsi, dire que les hystériques mentent, c’est dire qu’elles ont un inconscient. Rien de plus. Mais c’est aussi devoir prendre au sérieux cette dimension du mensonge de l’inconscient, puisque nous sommes tous faits de cette manipulation du réel par le symbolique et l’imaginaire.

Avec cette dimension structurale ajoutée par Lacan et Jacques-Alain Miller, nous entendons différemment cette indication de Freud selon laquelle « la maladie devient [pour Dora] sa seule arme pour s’affirmer dans la vie 7Freud S., « Fragment d’une analyse d’hystérie (Dora) », op. cit., p. 31. », une arme dont la structure est donc celle d’un nœud d’imaginaire (de corps et d’image), de symbolique (de langage) et de réel (de jouissance, de pulsion, du « c’est plus fort que moi »).

Voilà un point décisif quant à la question de la pratique et du maniement avec les sujets que nous accueillons. Reprenons le propos de Freud : « C’est pourquoi peuvent demeurer stériles, auprès de ces malades, toutes les protestations affirmant que tout dépend de la volonté, et tous les encouragements, et toutes les injures. Il faut avant tout essayer de les convaincre, par le détour de l’analyse, de l’existence même d’une intention d’être malades. »

Il est d’ailleurs intéressant de relever que Freud associe là l’appel à la volonté, les injures et les encouragements. On a souvent affaire soit à l’appel féroce à la volonté ou à l’intelligence, soit aux (non moins féroces) encouragements et autres tentatives de renforcement moïque. Freud associe les deux aspects comme situés à l’opposé de la démarche visant à ce que le sujet advienne à une question, une question singulière, qui concerne la manière dont il est impliqué dans ce qui lui arrive, la manière dont il a produit une construction particulière pour répondre du réel.


  • 1
    Freud S., « Fragment d’une analyse d’hystérie (Dora) », Cinq psychanalyses, Paris, PUF, 2004, p. 31.
  • 2
    Ibid., p. 39.
  • 3
    Brousse M.-H., « Le cas Dora et l’invention du symptôme », La Cause freudienne, n°64, octobre 2006, p. 16. 
  • 4
    Lacan J., « Propos sur l’hystérie » (1977), texte établi par J.-A. Miller, Quarto, n°90, juin 2007.
  • 5
    Lacan J., Le Séminaire, livre XXIV, « L’insu que sait de l’une-bévue s’aile à mourre », leçon du 15 février 1977, inédit.
  • 6
    Miller J.-A., « L’orientation lacanienne. Le tout dernier Lacan », enseignement prononcé dans le cadre du département de psychanalyse de l’université Paris 8, cours du 15 novembre 2006, inédit. 
  • 7
    Freud S., « Fragment d’une analyse d’hystérie (Dora) », op. cit., p. 31.