Cartello, 11

Demoiselles de rien, à voir

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01/12/2015
Cécile Scalabrino

« Soyez flottantes ! Comme les Demoiselles du bord de la Seine… », intime Renoir à ses modèles qui ne trouvent pas la pose juste, dans le film de Gilles Bourdos sorti en 2013.

Il est vrai, ces Demoiselles ne font pas tache, ne se fondent pas dans le paysage  ; plutôt, elles s’en détachent. Si le procédé de hiatus entre figures et fond est courant chez Courbet, le flottement ici interpelle, par la troublante circulation des regards qu’il instaure, cause probable du scandale que fit le tableau à la présentation du salon de 1857 : moins le sujet probablement des prostituées entre deux passes – que ces regards de rien du tout, dévoilant un réel propre à l’objet regard féminin.

Au premier plan, un regard nous attrape, vu en tant qu’il nous voit, ouvrant explicitement la question du désir. La fente des yeux de la femme harponne et place d’emblée le spectateur dans la position équivoque du client. Che vuoi ?, lui dit-elle. On est visé, mais par quoi ? À propos du regard de la statue du Boddhisattva Avalokitésvara, « celui qui entend les pleurs du monde », Lacan dit qu’ « il est impossible d’y lire si elle [la statue] est toute pour vous ou tout à l’intérieur1Lacan J., Le Séminaire, livre x, L’angoisse, texte établi par J.-A. Miller, Paris, Seuil, 2004, p. 263.». La fente cerne, l’instant d’un regard, une subjectivité flottante : celle de cette femme, mais aussi la nôtre. Au miroir de son œil, quelque chose se condense d’une présence du Un réel et sans image, de la jouissance attelée au désir de voir qui nous anime. Au second plan, une demoiselle dont le regard s’absente hors du tableau : non-dupe des semblants phalliques du désir qu’elle délaisse en bouquet.

Ce bord de Seine est bien « une paupière de Bouddha », un bord fendu sur ce rien dont le sujet est troué et ne cesse de faire le tour dans le champ pulsionnel2Lacan J., Le Séminaire, livre xi, Les quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse, texte établi par J.-A. Miller, Paris, Seuil, 1973, p. 171.. Dans la série des couples féminins peints par Courbet, les Demoiselles sont à ce point-origine d’un vide énigmatique et innommable : mentionnées deux fois seulement dans sa correspondance alors qu’il travailla beaucoup à ce tableau, et par des lapsus3Les Demoiselles de village (lettre d’octobre 1877), les Baigneuses (lettre de février 1860).. Hors des identifications idéales de La femme, deux femmes sont peintes au point détumescent du désir. Apparition du -φ en bord de scène, au lieu du manque radical de signifiant et d’image, et aspiration en point de fuite vers une autre jouissance, féminine celle-là.

Encore s’agit-il de consentir à l’angoisse devant ce rien à voir, toujours escamotable par dénégation. S’en tenir ainsi au point « zéro du a4Lacan J., Le Séminaire, livre x, L’angoisse, op. cit., p. 294.» de pure apparence est un mirage qui méconnaît que le désir s’arrime à un réel irreprésentable, vers lequel font signe ces demoiselles selon un mode de traitement féminin de la pulsion  : « se faire voir… ailleurs », hors de l’espace visuel qui « homo-gêné-ise » tous les corps5Ibid., p. 292..

 

 


  • 1
    Lacan J., Le Séminaire, livre x, L’angoisse, texte établi par J.-A. Miller, Paris, Seuil, 2004, p. 263.
  • 2
    Lacan J., Le Séminaire, livre xi, Les quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse, texte établi par J.-A. Miller, Paris, Seuil, 1973, p. 171.
  • 3
    Les Demoiselles de village (lettre d’octobre 1877), les Baigneuses (lettre de février 1860).
  • 4
    Lacan J., Le Séminaire, livre x, L’angoisse, op. cit., p. 294.
  • 5
    Ibid., p. 292.