Cartello, 38

Critique lacanienne du désir de savoir

14/10/2022
Eduardo Scarone

« Pero ¿qué es lo que quiero saber, por qué quiero saber? No lo sé. »

Carlos Liscano, Los orígenes, 2019

« Il n’y a pas de désir de savoir, ce fameux Wissentrieb que quelque part pointe Freud.1Lacan J., Le Séminaire, livre XX, Encore, texte établi par Jacques-Alain Miller, Paris, Seuil, 1975, p. 96.» En 1973, Lacan ne peut être plus clair. Sa critique du syntagme « désir de savoir » est lapidaire. Sur quoi s’appuie donc le travail en cartel que l’École de Lacan considère comme un outil précieux, au service d’une élaboration du savoir ?

Pour Freud, comme on le sait, la question est située du côté de la pulsion. Il se sert de trois termes : la curiosité sexuelle infantile (Wissbegierde) présente dans son œuvre dès 1901 dans sa Psychopathologie de la vie quotidienne2Cf. Freud S., Psychopathologie de la vie quotidienne, Paris, Payot, 2022, p. 70., et la pulsion de savoir sous deux signifiants : Wissenstrieb (plutôt en rapport avec l’emprise et la pulsion sexuelle) ou Forschertrieb (plutôt en rapport avec la pulsion scopique). Le savoir est ainsi lié pour Freud aux avatars de la libido3Cf. Freud S., « Développement de la libido et organisations sexuelles », Introduction à la psychanalyse, Paris, Payot, 1991, p. 308.. Freud invente un enfant chercheur avec une avidité de savoir incessante et infatigable.

Une insatisfaction, positive, s’immisce alors face aux réponses des adultes à ses questions, éveille un doute, une méfiance, concernant le savoir de l’Autre. Son autorité et son désir sont mis en cause, par ce trou dans le savoir. À quelle place est-il dans le désir de cet Autre ? Que lui veut-il pour lui « mentir » ainsi ?

L’enfant émerge à sa propre subjectivité à partir d’une poussée inédite à forger des théories, des mythes, des inventions destinées à traiter le réel en jeu, un réel qui surgit dans le rapport à son propre corps, à sa jouissance la plus intime, faisant événement et aussi point de butée pour le savoir.

Ce qui est à l’œuvre, ici, impose une mise en cause concernant le Nom-du-Père, un temps logique de confrontation à l’inconsistance de l’Autre, afin de mettre à l’épreuve sa capacité à fabriquer du savoir (théorie, mythe, délire).

Lacan déplace – en le logifiant – le point de départ freudien de la pulsion de savoir, inscrit comme question sur l’origine : d’où viennent les enfants ? vers le point structural du manque chez le sujet lui-même. Ce manque est ainsi révélé par le trou dans le savoir de l’Autre, S(Ⱥ). Un point de défaillance avec une valeur toute particulière, dans l’émergence du sujet, valeur négative assimilée par Lacan au phallus (-phi), qui fonctionne ainsi comme la vérité du manque dans l’Autre. Lacan indique ici que le complexe de castration « réalise effectivement dans le champ du signifiant la place d’un manque4Lacan J., Le Séminaire, livre XVI, D’un Autre à l’autre, texte établi par Jacques-Alain Miller, Paris, Seuil, 2006, p. 324.». Comme Jacques-Alain Miller l’a fait valoir dans son cours, « Lacan essaie de cerner comment surgit le sujet, non pas du signifiant, mais “du rapport indicible à la jouissance”.5Ibid., p. 327.» « Il s’agit là de repérer dans le sujet un représentant qui est plus originel que le signifiant.6Miller J.-A., « Une lecture du Séminaire D’un Autre à l’autre », La Cause freudienne, 65, mars 2007, p. 89-124.» Il le note objet a, comme résultat de ce qui ne peut pas être rangé, compté dans l’Autre. Une part de jouissance indicible, dont le sujet se défend et avec laquelle il arrive à l’analyse.

Pas de désir de savoir donc, mais une horreur de savoir, un ne rien vouloir savoir7Cf. Lacan J., Le Séminaire, livre XX, Encore, op. cit., p. 95., assimilé par Lacan à la passion de l’ignorance, « une voie où l’être se forme8Lacan J., « Variantes de la cure-type », Écrits, Paris, Seuil, 1966, p. 358.». La fin d’une analyse introduit ici un franchissement. Le désir de l’analyste subvertit le désir de savoir, le transforme en un désir de savoir ne pas méconnaître la passion de l’ignorance. J.-A. Miller lui donne alors le statut du « biais le plus pur du désir », comme « l’élément même de l’interprétation9Miller J.-A., « L’orientation lacanienne. La question de Madrid », enseignement prononcé dans le cadre du département de psychanalyse de l’université Paris 8, leçon du 22 mai 1991, inédit.». Il s’agit ici d’un savoir à inventer, pour lequel une mise du sujet est exigée. Cette exigence analytique s’avère salutaire à notre époque où un savoir s’accumule dans des data base (Autre factice), où certains croient pouvoir trouver un appui pour verrouiller leur intime conviction subjective, s’imaginant à l’abri de l’inconscient.

Eduardo Scarone est psychanalyste, membre de l’ECF et de l’AMP.


  • 1
    Lacan J., Le Séminaire, livre XX, Encore, texte établi par Jacques-Alain Miller, Paris, Seuil, 1975, p. 96.
  • 2
    Cf. Freud S., Psychopathologie de la vie quotidienne, Paris, Payot, 2022, p. 70.
  • 3
    Cf. Freud S., « Développement de la libido et organisations sexuelles », Introduction à la psychanalyse, Paris, Payot, 1991, p. 308.
  • 4
    Lacan J., Le Séminaire, livre XVI, D’un Autre à l’autre, texte établi par Jacques-Alain Miller, Paris, Seuil, 2006, p. 324.
  • 5
    Ibid., p. 327.
  • 6
    Miller J.-A., « Une lecture du Séminaire D’un Autre à l’autre », La Cause freudienne, 65, mars 2007, p. 89-124.
  • 7
    Cf. Lacan J., Le Séminaire, livre XX, Encore, op. cit., p. 95.
  • 8
    Lacan J., « Variantes de la cure-type », Écrits, Paris, Seuil, 1966, p. 358.
  • 9
    Miller J.-A., « L’orientation lacanienne. La question de Madrid », enseignement prononcé dans le cadre du département de psychanalyse de l’université Paris 8, leçon du 22 mai 1991, inédit.