Cartello, 47

Comédie des sexes et ratage

06/11/2025
Véronique Juhel

Comment saisir l’énoncé de Lacan « l’amour est un sentiment comique1 » ? L’aphorisme lacanien – Aimer c’est donner ce qu’on n’a pas à quelqu’un qui n’en veut pas – fonde l’amour sur le manque, et sur la castration. Celui qui ne peut reconnaître son manque et le loger dans l’autre est alors condamné à la revendication phallique. Mais où situer la dimension comique ?

Le phallus, ressort du comique

Lacan nous en donne la clé : « La dimension comique est créée par la présence en son centre d’un signifiant caché, mais qui, dans l’ancienne comédie, est là en personne – le phallus2. » C’est sous les aspects du phallus que l’on cherche à débusquer que surgit le comique de l’amour.

Georges Feydeau nous fait rire avec le malentendu et les drames de la vie conjugale. Dans sa pièce La Puce à l’oreille, Raymonde Chantebise soupçonne son mari d’adultère, elle va lui tendre un piège pour le confondre, avec la complicité de son amie Lucienne. L’intrigue enchaîne les malentendus et les quiproquos, ça rate toujours, les rapports entre hommes et femmes sont au cœur des embrouilles qui se suivent, dans un rythme effréné. Dans les comédies de Feydeau ce qui était attendu n’arrive jamais, mimant en cela la métonymie du désir, qui file, échappe, ressurgit et ne s’attrape jamais.

Alain Françon note que dans la comédie de Feydeau « ça ne pense pas du tout, ça s’enchaîne3 ». Le public voit ce qui se passe alors que les acteurs sont « portés par la situation comme si ça se passait à leur insu ». Ainsi les spectateurs savent ce que les acteurs ne savent pas. L’insu est du côté des acteurs, nous rions d’apercevoir ce qui leur échappe.

Chez Feydeau, il y a toujours un troisième larron qui vient semer la zizanie au sein d’un couple. Le tiers qui s’en mêle c’est le signifiant phallique, le malentendu entre les sexes fait l’essence de la comédie et passe par la langue.

Le comique et la langue

En effet, les personnages ne s’entendent pas parler, ils prennent le sens figuré pour le sens propre et inversement, chacun n’entendant que ce qu’il veut bien entendre. Feydeau met en scène le malentendu qui est au cœur de la langue. 

Le personnage de Camille, suite à une étrange infirmité ne prononce que les voyelles, il parle ainsi une langue trouée que nous sommes invités à interpréter. Alors qu’il souhaite dire : « C’est sans doute le directeur de la Boston life Company que madame attend ?4», Feydeau note pour diriger l’acteur : « On entend à peu près ceci : É an-oueon-eu e i-e-eu e a o-on eie on-a-i, ea-a-a-en ? »

C’est ici qu’Étienne, le majordome précise à une Lucienne désemparée par l’énonciation de Camille qu’à force d’entendre « l’oreille se fait ». Convoquer le semblant phallique pour mieux le destituer se situe jusque dans la langue.

Une autre illustration du malentendu se fait jour lorsque Raymonde dit que c’est la défaillance phallique de son époux qu’elle interprète comme signe de sa tromperie. Se lit alors en filigrane son propre désir. Persuadée de la trahison de son mari, elle sollicite l’aide de son amie Lucienne. Les spectateurs savent qu’il s’agit de l’achoppement sur lequel se fonde toute la pièce, Lucienne doute de la véracité de la tromperie, s’ensuit le dialogue suivant, fondé sur le double sens, propre et figuré et sur la déflation du phallus. 

Lucienne : C’est peut-être le plus fidèle des époux. 

Raymonde : Lui !

Lucienne : Dame ! Puisque tu n’as pas de preuves. 

Raymonde : Il y a des choses qui ne trompent pas. 

Lucienne : Justement ! Ton mari est peut-être de celles-là …

Raymonde : Allons voyons ! Je ne suis pas une enfant, à qui on en conte. Qu’est-ce que tu dirais, toi, si brusquement ton mari, après avoir été un mari… ! un mari… ! enfin, un mari, quoi ! cessait brusquement de l’être, là, vlan ! du jour au lendemain ? 

Lucienne avec délice : Ah !… je dirai ouf !

Raymonde : Ah ! Ouat ! Tu dirais ouf !… ça se raconte avant ces choses-là ! Moi aussi, cet amour continu, ce printemps partout, je trouvais ça fastidieux, monotone. Je me disais : « Oh ! Un nuage ! Une contrariété ! Un souci ! Quelque chose ! »

Là où le tragique tire vers le sublime de l’objet, la comédie laisse apercevoir le phallus destitué, pour en rire. 


1 Lacan J., Le Séminaire, livre VIII, Le transfert, texte établi par J.-A. Miller, Paris, Seuil, 2001, p. 46. 

2 Lacan J., Le Séminaire, livre VII, L’Éthique de la psychanalyse, texte établi par J.-A. Miller, Paris, Seuil, 1986, p. 362.

3 Françon A., « Dans la comédie, ça ne pense pas, ça s’enchaine », Blog des J55, 22 juillet 2025, disponible en ligne.

4 Feydeau G., La Puce à l’oreille, Paris, Le Livre de poche, 2020.