Cartello, 38

Une affaire de goût

14/10/2022
Philippe De Georges

Qu’il y ait un « désir de savoir » est une question. Chacun de nous peut témoigner de son goût, son appétence, son aspiration à la connaissance – mais aussi de l’inverse. Cet inverse est ce que Lacan nomme le « je n’en veux rien savoir1Lacan J., Le Séminaire, livre XX, Encore, texte établi par J.-A. Miller, Paris, Seuil, 1975, p. 95.». Cette tendance est au principe de l’inconscient, puisque c’est ce qui anime le refoulement lui-même, ce mécanisme repéré par Freud dès ses premiers pas dans la discipline qu’il a inventée.

Pourtant, Freud faisait place à une aspiration au savoir. Il lui donnait même un drôle de statut : celui d’une pulsion, Wisstrieb, ou Wissdrang, ce deuxième terme accentuant son aspect (obsédant) de poussée et de contrainte. Il arrivait qu’on nomme encore celle-ci de façon un peu pompeuse « pulsion épistémophilique » : la pulsion qui aime le savoir et dont celui-ci serait l’objet. Bien évidemment, cette modalité ne peut s’entendre que comme l’un des « avatars » ou des « destins » (selon la traduction que l’on donne à Schicksal) de la pulsion dans son ensemble, et plus précisément pour lui, de ce qui tend à la vie. Éros en effet est défini comme le versant qui va contre l’homéostase, l’inertie et la mort et cherche à toutes forces à établir des liens et des connexions. Si Thanatos brise, rompt et délie, Éros fait lien et fraie des voies nouvelles. Pas sans que s’y mêle une composante « sadique » et cruelle, puisque les différentes fibres pulsionnelles s’intriquent, se tressent et se lient, pour Freud, et que sans cette volonté d’emprise, il n’y aurait pas de prise de la motion sur son objet. Ainsi de la passion du petit enfant, qui démonte son réveil pour percer à jour le secret de son mécanisme, comme dans celle du savant qui dissèque des anguilles pour lever le voile sur leur sexualité énigmatique et leurs introuvables testicules (Freud à Trieste à l’âge de vingt ans). Autrement dit, cet appétit de savoir, même sous une version sublimée, a pour moteur et pour fondement la curiosité des petits d’homme concernant la chose sexuelle, à laquelle il faut, comme nous le rappelle Lacan, toujours revenir. « Tout doit être repris au départ à partir de l’opacité sexuelle2Lacan J., Le Séminaire, livre XXIII, Le Sinthome, texte établi par J.-A. Miller, Paris, Seuil, 2005, p. 64.», dit-il dans Le Sinthome.

On y revient d’ailleurs d’autant plus que ce qui est visé dans cette quête se dérobe par nature, que sa méconnaissance est de structure et que l’objet en question reste énigmatique sur le versant du signifiant et opaque sur le versant imaginaire. Si désir de savoir il y a, il bute sur la limite et le secret de toute connaissance : il n’y a pas de rapport sexuel. D’où la nécessité pour le psychanalyste de ne pas perdre ce fil et de toujours y revenir.

Le choix de la pulsion, plutôt que du Wunsch (souhait plutôt que désir), est bien fait, en toute logique freudienne, pour affirmer l’ancrage de la curiosité intellectuelle et de la poursuite de toute recherche, loin de toute aspiration éthérée et d’une pure spéculation spirituelle, dans son soubassement nécessaire : le réel du sexe et les questions qui taraudent l’enfant, sur la différence des sexes et l’origine des enfants. Freud était vraiment matérialiste.

Pour en venir à la cure, il lui paraissait absolument indispensable que celui qui prend le risque de l’expérience analytique soit plus précisément animé par l’amour de la vérité. Seul celui-ci, qui est donc autre chose qu’un désir et vise non le savoir, mais la vérité, peut permettre d’accepter la règle fondamentale des associations libres, la levée des censures de la conscience, des contraintes de la bienséance et le dévoilement de ce qui a été mis au refoulement parce qu’inacceptable. Freud voulait croire envers et contre tout que le vrai pouvait se regarder en face sans se brûler les yeux. Cette foi n’est sans doute pas vaine, car le petit tas de saloperie qui est au fond de chaque existence humaine nécessite une ascèse bien haute pour que le sujet consente à l’assumer.

Lacan viendra, pour réduire de si beaux espoirs, nous aidant à distinguer « le savoir et la vérité3Lacan J., Le Séminaire, livre XX, Encore, op. cit., p 83-94.», puis à admettre que la vérité est finalement menteuse. Il pourra à l’occasion parler de « l’horreur de savoir4Lacan J., « Note italienne », Autres écrits, Paris, Seuil, 2001, p. 309.» dans sa « Note italienne ». Chaque parcours analytique démontre la puissance du « je n’en veux rien savoir ». Cette formule est une signification du refoulement, pour Lacan, mais peut aussi concerner le rejet psychotique, puisqu’il en fera une traduction de l’Unglauben, l’incroyance mise en valeur par Freud à propos de l’Homme aux Loups. Mais plus radicalement, il s’agit de l’irréductible butée de la tâche analytique comme de la pensée humaine sur la limite de la possibilité de se représenter quoi que ce soit, en mots comme en images. L’impossible est à la fin comme au début, oméga et alpha de l’aventure, qui réduit le trajet de la cure comme de la vie à un remuement incessant et fébrile au cœur d’une aporie que l’on creuse indéfiniment.

Reste que cette motivation est puissante, qui nous fait tendre au gay sçavoir, et que c’est le pari sans cesse renouvelé pour qui sait que le mot savoir n’est pas par l’origine parent de celui de science (en latin, scire, qui donne par erreur et contamination le ç de sçavoir), mais de sapere, goûter. Soit une histoire de saveur et de goût.

Philippe De Georges est psychanalyste, membre de l’ECF et de l’AMP.


  • 1
    Lacan J., Le Séminaire, livre XX, Encore, texte établi par J.-A. Miller, Paris, Seuil, 1975, p. 95.
  • 2
    Lacan J., Le Séminaire, livre XXIII, Le Sinthome, texte établi par J.-A. Miller, Paris, Seuil, 2005, p. 64.
  • 3
    Lacan J., Le Séminaire, livre XX, Encore, op. cit., p 83-94.
  • 4
    Lacan J., « Note italienne », Autres écrits, Paris, Seuil, 2001, p. 309.