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La philosophie du non

Gaston Bachelard
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La philosophie du non
Gaston Bachelard
Éditeur, ville

PUF

Pages

145

Année

1973

01/10/2020
Karim Bordeau
  • Une mise au parfum

     

    Le nouvel esprit scientifique

    La philosophie du non* de Gaston Bachelard est un livre d’épistémologie incontournable en ces temps où le discours de la science semble en effet plus que jamais dominer. Partant de la coupure du cogito cartésien, celle à partir de quoi le savoir de la science se fonde sur un je pense dont la « lumière naturelle1Cf. Gueroult M., Descartes selon l’ordre des raisons, tome I, Paris, Aubier, 1953, p. 212.» donnerait la raison et l’évidence2Cf. Bachelard G., La Philosophie du non, Paris, PUF, 1973, p. 9 : « Cette évidence est une lumière unique : elle n’a pas d’espèces, pas de variétés. L’esprit vit une seule évidence. », Bachelard entend poser le bâti d’une nouvelle philosophie « en cherchant dans le réel ce qui contredit des connaissances antérieures.3Ibid., p. 9.» Approfondissant sa notion d’obstacle épistémologique comme cause d’inertie – dégagée dans son livre La formation de l’esprit scientifique – et regroupant en un sens large les préjugés et adhérences imaginaires troublant la rationalisation de l’expérience, notre épistémologue entend ici « travailler à l’autre pôle, en essayant de montrer la rationalisation sous sa forme la plus subtile, quand elle tente de se compléter et de se dialectiser avec les formes actuelles du nouvel esprit scientifique. Dans cette région, le matériel notionnel n’est naturellement pas très riche ; les notions en voie de dialectique sont délicates, parfois incertaines.4Ibid., p. 51.» Les débuts de la physique quantique sont à cet égard paradigmatiques.

    Bachelard met ainsi au jour une activité scientifique inédite, effective dès le début du xxe siècle, qui impose de définir une « philosophie ouverte » travaillant « sur l’inconnu ». Disons que l’évidence cartésienne attachée à l’idée d’un espace sphérique partes extra partes subit quelques vacillements : Felix Hausdorff, lisant Cantor et Poincaré, établit en 1914 une axiomatisation du concept topologique de voisinage, dont Bachelard avait fait état dans son livre L’expérience de l’espace dans la physique contemporaine 5Cf. Bachelard G., L’expérience de l’espace, Paris, Alcan, 1937, p. 128. La philosophie du non se veut la poursuite de cette expérience.. Riemann, aidant Einstein à établir sa notion d’espace courbe où la lumière s’infléchit dans le champ gravitationnel, contribuera aux théories de la relativité.

    Avec ces éclairages topologiques inédits, de nouvelles expériences en physique se font jour : « Avant tout, il faut prendre conscience du fait que l’expérience nouvelle dit non à l’expérience ancienne, sans cela, de toute évidence, il ne s’agit pas d’une expérience nouvelle. Mais ce non n’est jamais définitif pour un esprit qui sait dialectiquement ses principes, constituer en soi-même des nouvelles espèces d’évidence, enrichir son corps d’explication sans donner aucun privilège à ce qui serait un corps d’explication naturel propre à tout expliquer.6Bachelard G., La Philosophie du non, op. cit., p. 9-10.» Cette philosophie du non n’est donc pas un négativisme effréné, ni ne contredit sans preuves ou démonstrations : « Elle ne nie pas n’importe quoi, n’importe quand, n’importe comment. C’est à des articulations bien définies qu’elle fait naître le mouvement inductif qui la caractérise et qui détermine une réorganisation du savoir sur une base élargie.7Ibid., p. 135.»

    Par exemple, la physique quantique, conjointe à l’avènement de nouveaux instruments donnant corps à la pensée des physiciens, vient ébranler certains postulats relatifs au réel et au hasard 8Cf. Lacan J., Le Séminaire, livre xiii, « L’objet de la psychanalyse », inédit. On pourra se reporter à la leçon du 2 février 1966 où Lacan montre en quoi la construction des instruments scientifiques est commandée par l’idée de rejoindre ce réel du hasard comme impossible, en donnant corps à la vérité, en tant que cette vérité chez Descartes est remise dans les mains d’un partenaire divin qu’Einstein n’a jamais remis en cause : l’enveloppe théologique des débuts de la science moderne a quelque raison de perdurer. C’est une guise du sujet supposé savoir.. À la localisation d’une entité physique supposée, dans le temps et l’espace, absolue, se substituent des états probabilistes de celle-ci remettant en cause le Natura non facit saltus de Newton, pivot de l’esthétique kantienne.

    « L’intuition travaillée »

    Bachelard, dans le cadre de sa « philosophie du non », décèle une nouvelle modalité rationnelle qu’il nomme « l’activité de la pensée scientifique dans l’intuition travaillée9Bachelard G., La Philosophie du non, op. cit., p. 16.». Entendons qu’il y faut l’appui d’une nouvelle modalité d’écriture par quoi on attrape un « bout de réel ». C’est cela que Bachelard se propose de mettre en évidence dans son étude. Suivant ce fil, il propose, comme exemple paradigmatique, le concept scientifique de masse qu’il avait déjà examiné dans son livre La formation de l’esprit scientifique et où il avait montré de quelles adhérences imaginaires il avait fallu se défaire pour édifier une science de la masse rigoureuse.

    Dans le nouvel esprit scientifique, « l’instrument de physique est une théorie réalisée, concrétisée, d’essence rationnelle 10Ibid., p. 26.». On peut par exemple concevoir, comme dans la mécanique relativiste et quantique de Dirac, des masses nulles ou négatives échappant aux lois newtoniennes et galiléennes du point matériel. Il n’y a plus de « raison absolue » qui tienne, du fait d’un nouveau nouage, dans la physique contemporaine, « des corps d’approximation, des corps d’explication, des corps de rationalisation, ces trois expressions étant congénères.11Ibid., p. 32.» Bachelard entend montrer « que c’est dans cette région du surrationalisme dialectique que rêve l’esprit scientifique. C’est ici, nous dit-il, et non ailleurs, que prend naissance la rêverie anagogique, celle qui s’aventure en pensant, celle qui pense en s’aventurant, celle qui cherche une illumination de la pensée par la pensée, qui trouve une intuition subite dans les au-delà de la pensée instruite.12Ibid. p. 39.» Cette rêverie est définie comme « essentiellement mathématisante ». De nouvelles modalités de chiffrage mathématiques émergent où l’ondulatoire et le corpusculaire se nouent. Non sans quelques affolements, voire délires pointés à l’occasion par Bachelard. Celui-ci oppose à cette rêverie celle qui travaille « en suivant les séductions de la libido, les tentations de l’intime, les certitudes vitales du réalisme, la joie de posséder13Ibid.».

    Dans cet esprit de « l’intuition travaillée », notre épistémologue donne les « prodromes d’une chimie non-lavoisienne », critiquant le « rien ne se perd, tout se transforme », reliquat d’un substantialisme périmé. À un niveau quantique, l’électron perd en effet sa propriété de conservation : « Il s’ondulise et il s’anéantit14Ibid., p. 63.» ; « l’électron ne se conserve pas. Il échappe à la catégorie de conservation que Meyerson posait comme la catégorie fondamentale de la pensée réaliste.15Ibid.» Le savant, guidé par ces nouvelles expériences, « nie à la fois l’universalité de la substance-réalité et l’universalité de la substance-catégorie. Il existe des êtres simples qui se décomposent, des choses qui deviennent des riens. […] Substance et causalité subissent, ensemble, une éclipse 16Ibid., p. 64.». La philosophie du non donne un éclairage subtil quant à ces nouvelles objections aux axiomes kantiens relatifs au temps et à l’espace.

    Le réel et la représentation

    Dans sa conférence « La Troisième », évoquant ces articulations, Lacan dit : « Le réel n’est pas le monde. Il n’y a aucun espoir d’atteindre le réel par la représentation. Je ne vais pas me mettre à arguer ici de la théorie des quanta, ni de l’onde et du corpuscule. […] Le réel du même coup n’est pas universel […]17Cf. Lacan J., « La Troisième », La Cause freudienne, no79, mars 2011, p. 16.». C’est bien à cette antinomie du réel et de l’universel que nous conduit Gaston Bachelard. Mais une telle « dématérialisation », à la base même des théories quantiques nouées à celles de l’optique et des théories de la relativité, pose la question de l’existence de ce qui est manipulé.

    C’est pourquoi l’étude des radiations lumineuses conjointe à la photochimie, alors récente à l’époque de Bachelard, amène celui-ci à s’interroger sur l’ordre d’existence auquel nous avons affaire dans des phénomènes où « l’atomisme de la substance et l’atomisme du photon se conjuguent en un atomisme de la réaction18Bachelard G., La philosophie du non, op.cit., p. 68.: le rayonnement atomique, entité non-lavoisienne, « se pose comme une existence essentiellement temporelle, comme une fréquence, comme une structure du temps. On peut même se demander si cette énergie structurée, vibrante, fonction d’un nombre du temps, ne suffirait pas pour définir l’existence de la substance. Dans cette vue, la substance ne serait plus qu’un système multi résonant, qu’un groupe de résonances, qu’une sorte d’amas de rythmes qui pourrait absorber et émettre certaines gammes de rayonnements19Ibid., p. 69.».

    Le nouage de cette physique quantique au principe d’incertitude d’Heisenberg fait que « le déterminisme absolu de l’évolution des qualités substantielles va se détendre ; il va passer de la phase ponctuelle à la phase ondulatoire20Ibid., p. 78.». Bachelard propose de nommer cette substance non-représentable : ex-tance, échappant à l’évidence claire et distincte cartésienne, comparable au point lumineux virtuel obtenu par prolongement de rayons réels 21Ibid., p. 81., dont la matérialité pose des problèmes épistémologiques nouveaux.

    Les nouvelles rationalisations mathématiques sous-jacentes à ces savantes constructions deviennent alors « un objet de démonstration », entendons que cela se joue au niveau d’un remaniement de formules pour rendre compte d’un réel qui, d’une part, semble incohérent quant aux postulats déjà établis, et d’autre part est soumis aux équations du principe d’incertitude. C’est là le nœud de l’affaire : « La microphysique qui se développe sur ce principe est d’essence nouménale ; il faut, pour la constituer, mettre les pensées avant les expériences, ou, du moins, refaire les expériences sur le plan offert par les pensées, varier les expériences en activant tous les postulats de la pensée par une philosophie du non.22Ibid., p. 103 & p.104.»

    La physique quantique, à partir de ses fondations mathématiques et intuitives, traitera en effet de façon probabiliste et topologique les états d’ensemble des particules considérées : pour la lumière et l’étude de son déplacement, il s’agira dans certains contextes d’un groupe de photons, de « grains d’énergie », dont la localisation dans un espace non-euclidien est problématique, car soumise au hasard. C’est « l’indétermination » qui prévaut mais en un sens hyper-rationnel. Suivant cette veine épistémologique, Bachelard parle d’une « physique de foule23Ibid., p. 91. » ; le photon pourra être ainsi associé dans certains cas, comme Louis de Broglie le démontrera avec sa théorie des spins, à une probabilité négative : « Y a-t-il, pour la lumière, des zones d’espace néantifiant24Ibid., p. 93.», se demande alors Bachelard ?

    Le cogito qui sous-tend une telle activité rationnelle est doublement divisé, dans la mesure où « il doit se mobiliser, s’alerter dans une philosophie du non25Ibid., p. 106. » ; une activité dualiste contre elle-même en quelque sorte, mettant en marche un « kaléidoscope logique qui bouleverse soudainement des rapports, mais qui garde toujours des formes26Ibid., p. 136 & p. 137. ». C’est la raison polémique ou critique qui en vient alors à constituer de nouveaux objets que Bachelard appelle curieusement des surobjets : « Le surobjet est le résultat d’une objectivation critique, d’une objectivité qui ne retient de l’objet que ce qu’elle a critiqué. Tel qu’il apparaît dans la microphysique contemporaine, l’atome est le type même de surobjet. Dans ses rapports avec les images, le surobjet est très exactement la non-image.27Ibid., p. 139.» Par exemple, le schéma de l’atome proposé par Bohr dit non à celui de Michelson où l’atome est représenté comme un minuscule système planétaire stable.

    La logique en jeu dans ces nouvelles doctrines ou théories physiques n’est donc pas « chosiste » ni ne répond d’aucun objet aristotélicien, car les nouvelles entités postulées et démontrées, comme celle – dans un premier temps problématique – du photon, ne sont pas localisables dans un espace euclidien. Des antinomies se font jour où, suivant les contextes, l’électron ou le photon est un corpuscule ou un phénomène ondulatoire, un nouage des deux. D’où des discontinuités dans la « matière » en jeu (là où les principes de la mécanique classique prévoyaient une continuité sans saut, sans trou), des ruptures imprévisibles quant aux spectres atomiques. Il faut donc remanier des formules, poser de nouveaux postulats, prendre en compte de nouveaux modèles topologiques.

    Lacan précisera, le 20 janvier 1971, que le réel de la psychanalyse n’est pas celui de la science qu’il décrit ainsi : « L’articulation, j’entends algébrique, du semblant – et comme tel il ne s’agit que de lettres –  et ses effets, voilà le seul appareil au moyen de quoi nous désignons ce qui est réel. Ce qui est réel, c’est ce qui fait trou dans ce semblant, dans ce semblant articulé qu’est le discours scientifique. […] L’appareil du discours en tant que c’est lui, dans sa rigueur, qui rencontre les limites de sa consistance, voilà avec quoi, dans la physique, nous visons quelque chose qui est le réel 28Lacan J., Le Séminaire, livre xviii, D’un discours qui ne serait pas du semblant, texte établi par J.-A. Miller, Paris, Seuil, 2006, p. 28.». La philosophie du non de Bachelard nous l’a montré d’une façon remarquable : un impossible est au cœur de l’activité scientifique, c’est en quoi l’objet de la science est plutôt de l’ordre du trou, comme le suggère Lacan dans son séminaire « L’objet de la psychanalyse29Cf. Lacan J., Le Séminaire, livre xiii, « L’objet de la psychanalyse », leçon du 8 décembre 1965, inédit.».

    « Pour ce qui nous concerne, poursuit Lacan, nous avons affaire à quelque chose qui diffère de la position du réel dans la physique. Ce quelque chose qui résiste, qui n’est pas perméable à tout sens, qui est conséquence de notre discours, cela s’appelle le fantasme. Ce qui est à éprouver, ce sont ses limites, sa structure, sa fonction.30 Lacan J, Le Séminaire, livre xviii, D’un discours qui ne serait pas du semblant, op. cit., p. 28. »

    Lacan commence ici à prendre en compte une jouissance non appareillée à la logique du fantasme, jouissance qualifiée de féminine à l’occasion, et dont les affinités avec l’infini cantorien, ℵ₀, donneront l’écriture des formules quantiques de la sexuation.

    *Cet ouvrage de Gaston Bachelard nous a été indiqué par Jacques-Alain Miller.

  • 1
    Cf. Gueroult M., Descartes selon l’ordre des raisons, tome I, Paris, Aubier, 1953, p. 212.
  • 2
    Cf. Bachelard G., La Philosophie du non, Paris, PUF, 1973, p. 9 : « Cette évidence est une lumière unique : elle n’a pas d’espèces, pas de variétés. L’esprit vit une seule évidence. »
  • 3
    Ibid., p. 9.
  • 4
    Ibid., p. 51.
  • 5
    Cf. Bachelard G., L’expérience de l’espace, Paris, Alcan, 1937, p. 128. La philosophie du non se veut la poursuite de cette expérience.
  • 6
    Bachelard G., La Philosophie du non, op. cit., p. 9-10.
  • 7
    Ibid., p. 135.
  • 8
    Cf. Lacan J., Le Séminaire, livre xiii, « L’objet de la psychanalyse », inédit. On pourra se reporter à la leçon du 2 février 1966 où Lacan montre en quoi la construction des instruments scientifiques est commandée par l’idée de rejoindre ce réel du hasard comme impossible, en donnant corps à la vérité, en tant que cette vérité chez Descartes est remise dans les mains d’un partenaire divin qu’Einstein n’a jamais remis en cause : l’enveloppe théologique des débuts de la science moderne a quelque raison de perdurer. C’est une guise du sujet supposé savoir.
  • 9
    Bachelard G., La Philosophie du non, op. cit., p. 16.
  • 10
    Ibid., p. 26.
  • 11
    Ibid., p. 32.
  • 12
    Ibid. p. 39.
  • 13
    Ibid.
  • 14
    Ibid., p. 63.
  • 15
    Ibid.
  • 16
    Ibid., p. 64.
  • 17
    Cf. Lacan J., « La Troisième », La Cause freudienne, no79, mars 2011, p. 16.
  • 18
    Bachelard G., La philosophie du non, op.cit., p. 68.
  • 19
    Ibid., p. 69.
  • 20
    Ibid., p. 78.
  • 21
    Ibid., p. 81.
  • 22
    Ibid., p. 103 & p.104.
  • 23
    Ibid., p. 91.
  • 24
    Ibid., p. 93.
  • 25
    Ibid., p. 106.
  • 26
    Ibid., p. 136 & p. 137.
  • 27
    Ibid., p. 139.
  • 28
    Lacan J., Le Séminaire, livre xviii, D’un discours qui ne serait pas du semblant, texte établi par J.-A. Miller, Paris, Seuil, 2006, p. 28.
  • 29
    Cf. Lacan J., Le Séminaire, livre xiii, « L’objet de la psychanalyse », leçon du 8 décembre 1965, inédit.
  • 30
    Lacan J, Le Séminaire, livre xviii, D’un discours qui ne serait pas du semblant, op. cit., p. 28.