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Grammaire de l’assentiment

John Henry Newman
Références
Grammaire de l’assentiment
John Henry Newman
Éditeur, ville

Ad Solem

Pages

620

Année

2010

01/04/2020
Valeria Sommer Dupont
  • « Quelles sont les marques du vrai et celles du faux ? de ce qui est probable et de ce qui est suspect ? qu’est-ce qui offre de meilleures garanties pour faire la discrimination entre les faits et les fictions ? Il faut ensuite que les arguments pour et contre soient bien mis en balance, il restera enfin à décider s’il est possible de formuler une conclusion quelconque, ou bien s’il est possible de conclure avant même que certains résultats soient éprouvés ou établis ou encore si la conclusion sera probable ou certaine. Il est évident que l’on sera tenté ici et là de porter un jugement définitif, que ce jugement ne devra pas grand-chose à la logique, qu’il dépendra de la tournure d’esprit de l’auteur.1Newman J. H., Grammaire de l’assentiment, Mayenne, Ad Solem, 2010, p. 443.»

    Dans un contexte de fake-news et percutés par un réel qui nous rappelle que « l’invraisemblable arrive quelquefois2Ibid., p. 463.», ces mots publiés en 1870 se révèlent d’une éminente et imminente actualité. « La grammaire de l’assentiment de Newman, ce n’est pas sans force, quoique forgé à d’exécrables fins3Lacan J., « La science et la vérité », Écrits, Paris, Seuil, p. 862.», écrit Lacan. Quelle est cette force que Lacan repère chez le cardinal John Henry Newman (1801-1890), le plus célèbre des anglicans converti au catholicisme, béatifié fin 2019 par le pape François ?

    J.-A. Miller livre une piste précieuse pour qui voudrait s’aventurer dans la lecture de la Grammaire : « La démonstration du Cardinal Newman, c’est qu’on ne peut pas dire deux plus deux égale quatre, sans le bon Dieu, sans l’hypothèse Dieu. Eh bien ici, c’est dans cette condition que pour pouvoir lier S1 S2, il y a un abîme à franchir et on le franchit avec l’hypothèse Dieu, si je puis dire. En revanche, si on peut se passer du Nom-du-Père, il semble qu’on ne puisse pas se passer de l’analyste. Ça, c’est pourtant le rêve, la rêverie qui habite Lacan dans son “Esp d’un laps” : que serait l’analyse si on se passait d’un analyste, et si elle avait lieu au niveau du parler, du parler pour soi.4Miller J.-A., « L’orientation lacanienne. Le tout dernier Lacan », enseignement prononcé dans le cadre du département de psychanalyse de l’université Paris 8, cours du 13 décembre 2006, inédit.»

    La question posée par J.-A. Miller articulée à l’œuvre de Newman a de fortes conséquences cliniques. La lecture de la Grammaire de l’assentiment apporte des éléments cruciaux pour déplier et saisir l’abîme dont il est question et mesurer la réponse lacanienne.

    Cet ecclésiastique, théologien, qui fit le choix d’assentir à la foi catholique, était tourmenté par une question : la raison peut-elle être certaine dans l’ordre de la foi ? Comment arriver à une certitude absolue ? Comment passe-t-on de ce moment d’accumulation des données empiriques à l’acte de foi ? Comment passe-t-on d’un ensemble de probabilités antécédentes à l’assentiment, à un état de certitude ? « Comment il se fait que nous soyons constitués de telle sorte que notre raison nous fasse un devoir de croire ce que nous ne pouvons pas prouver 5Newman J. H., « Lettre à Capes du 1er octobre 1858 », Grammaire de l’assentiment, op. cit., p. 29.». Cette question n’est pas abstraite mais elle se pose sur le plan concret des hommes et des femmes. « Un individu donné, grand ou petit a autant le droit […], d’être certain que le théologien savant qui connaît l’évidence scientifique6Ibid., p. 31.».

    Comment argumenter, écrire, une croyance, une conviction ? « Ce que je désire faire et que je n’arrive pas à faire, c’est bâtir un argument positif en faveur du catholicisme [est-ce cela les exécrables fins mentionnés par Lacan ?] Or, comme preuve positive, je ne peux établir mon argumentation que sur des probabilités antécédentes ou verisimilia (vraisemblances), lesquelles, à mon idée sont très fortes (et pratiquement suffisantes) car ce sont en fait les notes de l’Église, mais qui au point de vue de l’argumentation semblent imparfaites, et je donnerais gros pour être capable de trouver quelque chose ; mais je m’y sens tout à fait impuissant 7Newman J. H., « Lettre à Capes du 2 décembre 1849 », Grammaire de l’assentiment, op. cit., p. 23.».

    Newman perçoit un abîme entre le sentiment de certitude – le désir d’adhésion à – et ce qui pourrait l’expliquer rationnellement ; entre l’acte de foi lui-même et les raisons sur lesquelles il se soutiendrait. Pour répondre à ce que c’est que d’être vertueux, à ce que ce serait qu’une idée juste, « le philosophe ne nous renvoie ni à un code de lois, ni à des traités de morale, parce qu’aucune science de la vie, applicable au cas d’un individu, n’a été ou ne saurait être écrite8Newman J. H., Grammaire de l’assentiment, op. cit., p. 433. ». Newman fait l’expérience de l’impossibilité de l’écriture. Il y a un trou qui échappe à la raison, qui ne trouve pas son fondement dans une suite logique mais dans une autre chose – mystérieuse, dirions-nous – qu’il appelle « sens illatif9Ibid., p. 432. ». Le sens illatif serait ce qui, dans l’ordre de la foi, viendrait combler ce trou permettant l’assentiment : « Il n’y a aucun critère ultime de la vérité et de l’erreur dans nos inférences en dehors de la fidélité au sens illatif qui leur confère sa sanction10Ibid., p. 439. ». La référence de Newman c’est la phronesis d’Aristote : « Je pense que c’est la phronesis qui indique quand il faut laisser de côté l’imperfection logique et donner son assentiment à la conclusion qui devrait être tirée pour qu’il y ait démonstration, mais qui ne l’est pas tout à fait 11Cf. Newman J. H., « Lettre à Wilberforce », Grammaire de l’assentiment, op. cit., p. 37. ». C’est par ce sens illatif que Newman trouve à se distinguer des sceptiques – pour qui aucune certitude ne serait possible – comme des rationalistes – pour qui la raison n’arrive pas à expliquer l’acte de foi. Cette position épistémologique n’est certainement pas négligeable pour quelqu’un qui croit à l’inconscient.

    Newman s’inscrit dans une démarche moderne montrant combien il s’agit pour lui d’une expérience subjective, vécue, démocratique et individuelle : « [le sens illatif] ne fournit aucune commune mesure d’esprit à esprit, n’étant qu’un don personnel ou une acquisition personnelle12Ibid., p. 441.», aussi « Les conclusions varient d’un auteur à un autre, car chacun écrit en se plaçant à son propre point de vue et d’après des principes qui lui sont propres, [ …] qui échappent à toute commune mesure13Ibid., p. 447.». Dans la recherche de la vérité, personne ne peut le faire à la place d’une autre : « Je suis aussi peu capable de penser par quelque esprit autre que le mien que je le suis de respirer avec les poumons d’un autre.14Ibid., p. 472.»

    Le cardinal Newman touche un point vif et décisif qui a interrogé autant Wittgenstein, Lacan, le pape François que le réalisateur Paolo Sorrentino qui s’est inspiré de lui pour créer Jean Paul iii (The New Pope). Les destinées données à ce point sont multiples et variables. À des fins exécrables ou artistiques, morales ou éthiques…

    Face au trou, la réponse de Newman est d’une part Dieu, « nous avons besoin de l’interposition d’une Puissance plus grande que l’enseignement humain et que les argumentations humaines, pour rendre nos croyances vraies et faire l’unité de nos esprits15Ibid., p. 455.» ; d’autre part, le sens illatif. La réponse de Lacan, la dernière, est Fiat trou !16Cf. Lacan J., « Des religions et du réel », extrait du discours de clôture des Journées d’études des cartels de l’École freudienne de Paris, le 13 avril 1975, texte établi par J.-A. Miller, La Cause du désir, no90, p. 12. et le hors-sens. Pas de rapport qui puisse s’écrire, S(A), pas de garantie. L’un reste fidèle à l’église, l’autre trouve sa force dans l’hérésie ; l’un voit dans la charité une issue, l’autre dans la décharité ; l’un reste dans un sentiment d’impuissance, l’autre, par l’assentiment à l’impossible, ouvre à la contingence.

    Tous deux interrogent ce point de certitude d’où le parlêtre se hisserait pour dire On le sait, soi : « Quand […] l’espace d’un lapsus, n’a plus aucune portée de sens (ou interprétation), alors seulement on est sûr qu’on est dans l’inconscient. On le sait, soi. Mais il suffit que s’y fasse attention pour qu’on en sorte. Pas d’amitié n’est là qui cet inconscient le supporte. Resterait que je dise une vérité. Ce n’est pas le cas : je rate. Il n’y a pas de vérité qui, à passer par l’attention, ne mente.17Lacan J., « Préface à l’édition anglaise du Séminaire xi », Autres écrits, Paris, Seuil, 2001, p. 571.»

    La lecture de la Grammaire s’avère d’une actualité toujours puissante pour qui s’interroge sur la nature du désir qui soutient l’hypothèse de l’inconscient.

  • 1
    Newman J. H., Grammaire de l’assentiment, Mayenne, Ad Solem, 2010, p. 443.
  • 2
    Ibid., p. 463.
  • 3
    Lacan J., « La science et la vérité », Écrits, Paris, Seuil, p. 862.
  • 4
    Miller J.-A., « L’orientation lacanienne. Le tout dernier Lacan », enseignement prononcé dans le cadre du département de psychanalyse de l’université Paris 8, cours du 13 décembre 2006, inédit.
  • 5
    Newman J. H., « Lettre à Capes du 1er octobre 1858 », Grammaire de l’assentiment, op. cit., p. 29.
  • 6
    Ibid., p. 31.
  • 7
    Newman J. H., « Lettre à Capes du 2 décembre 1849 », Grammaire de l’assentiment, op. cit., p. 23.
  • 8
    Newman J. H., Grammaire de l’assentiment, op. cit., p. 433.
  • 9
    Ibid., p. 432.
  • 10
    Ibid., p. 439.
  • 11
    Cf. Newman J. H., « Lettre à Wilberforce », Grammaire de l’assentiment, op. cit., p. 37.
  • 12
    Ibid., p. 441.
  • 13
    Ibid., p. 447.
  • 14
    Ibid., p. 472.
  • 15
    Ibid., p. 455.
  • 16
    Cf. Lacan J., « Des religions et du réel », extrait du discours de clôture des Journées d’études des cartels de l’École freudienne de Paris, le 13 avril 1975, texte établi par J.-A. Miller, La Cause du désir, no90, p. 12.
  • 17
    Lacan J., « Préface à l’édition anglaise du Séminaire xi », Autres écrits, Paris, Seuil, 2001, p. 571.