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Comment écouter les créations de François Sarhan avec Serge Cottet ?
Invité du festival de musique contemporaine Musica cet automne 2024, François Sarhan présente des œuvres où s’entremêlent musical et non-musical « selon la logique secrète de l’art “brut”, qui ne se soucie ni de beauté ni de vente »1« Musica 2024 : l’œil de François Sarhan », Emmanuel Daydé, Art Press, 26 septembre 2024..
Pour son Log Book, immense encyclopédie dadaïste, ce musicien contemporain s’est appuyé à une forme d’« autobiographie musicale », glanant sur plusieurs années, en un immense collage, toutes sortes de micro-matériaux sonores. Véritable « appel à l’imagination »2Lévy H., « François Sarhan à l’honneur de la 42e édition du Festival Musica », in magazine Poly, 29 août 2024, disponible en ligne., cette encyclopédie compte 82 cartes et 80 pistes musicales interprétées par l’ensemble Zafraan. On y perçoit une infinité de sons, évoquant ces « dits et ces silences qui […] sont sans pourquoi »3Malengreau P. La Métaphore transpercée, Hélion, Ponge, Lacan, La lettre volée, collection Palimpseste 2024, p 9..
C’est la motérialité de ces sonorités, l’hétérogénéité de leurs éclats qui saisit, déloge l’écoute de l’attendu et ouvre l’oreille « au sacre de la pure matière sonore »4Cottet S., « Musique contemporaine : la fuite du son », Ouï ! En avant derrière la musique, La Cause du désir, hors-série, numéro numérique, Navarin éditeur, 2016, p. 53.. Y surgissent ainsi, par endroits, des bribes de pleurs ou de voix d’enfants, dont le timbre séparé de son pourquoi force dans le plus familier l’inouï.
François Sarhan le dit : « Je préfère la parole au chant et le texte au non-texte, parce que la profération, la voix parlée sont des éléments qui ont un lien direct avec le sonore. J’ai beaucoup mis en musique les fous (comme Adolf Wölfli, obsédé à créer un seul objet durant les 30 ans de son enfermement), les alcooliques, les gens qui hurlent, les enfants qui chantent – de préférence mal, car cela constitue une symphonie du monde à bas bruit. »5« Musica 2024 : l’œil de François Sarhan », Emmanuel Daydé, op. cit.
Cette symphonie bruisse du « monologue de l’apparole »6Miller J.-A., « Le monologue de l’apparole », La Cause freudienne, n° 34, octobre 1996, p. 13. et ouvre à une dit-mansion de l’interprétation7Cf. Laurent E., « L’interprétation événement », La Cause du désir n°100, mars 2018, pp. 65-73. dont le champ ne cesse de s’étendre à chaque œuvre. Ainsi Corvaru, pièce écrite pour l’Ensemble Resonanz, dont « le titre est emprunté au poète mathématicien Jacques Roubaud, qui a résumé une série de textes sur sa conception d’Oulipo sous cette abréviation : COmposition VAriations Ruminations ».
Formé à l’Ircam, François Sarhan a écrit une quinzaine d’œuvres inspirées de sa rencontre avec Roubaud, dont un King Lear, mais aussi de la musique de chambre, vocale, électronique et de nombreuses performances, dont Théâtre musical du rien et Ephémère enchaîné, « mélange de musique instrumentale, de musique vocale, de musiques pré-enregistrées, de films et le tout est “enroulé” autour d’une narration, d’une histoire »8Entretien avec François Sarhan, présentation d’Ephémère enchaîné, disponible en ligne sur Instantdonne.net.
Son désir d’arracher ses créations aux « idées dans lesquelles généralement le compositeur est englué » le pousse à « enlever, dépouiller, se détacher de toutes ces idées relatives à l’œuvre, à la construction de l’œuvre, à la construction d’un langage, etc. […] prendre des risques, aller chercher ailleurs »9Ibid.. Résolution qui évoque cette coupure dont parlait Serge Cottet « entre une musique qui suppose le langage, la déclamation, la rhétorique, une “musique du discours”, et une musique du timbre et du son affranchie de toute convention de l’écriture orchestrale »10Cottet S., « Musique contemporaine : la fuite du son », op. cit., p. 55..
Pour Serge Cottet, « la musique tire de la peinture et de la topologie les mêmes métaphores que Lacan : déformations de surface, anamorphoses, sphères, tissages »11Ibid.. À quelles pratiques artistiques, à quelle figure topologique aurait-il rapporté la musique de François Sarhan – son tissage incessant avec d’autres supports, son art du découpage, sa « chorégraphie » qui bouscule l’espace scénique et les spectateurs, sa façon de viser l’« écho dans le corps »12Ibid., p. 61.?
Écouter ces œuvres avec l’article de Serge Cottet pour boussole rend attentif à une forme de porosité dans « l’impossible à entendre »13Ibid., p. 64. – cette « limite variable » sur quoi se conclut l’article. Les œuvres de François Sarhan appartiennent à cette « musique de notre temps » à laquelle Serge Cottet invitait les lacaniens à « être sensibles ». La « scansion de la langue » en psychanalyse favorisant, comme le font ces univers sonores, cette écoute « sensible au silence (Cage), au soupir, au murmure, aux couacs, à l’impossible à dire »14Ibid..
- 1« Musica 2024 : l’œil de François Sarhan », Emmanuel Daydé, Art Press, 26 septembre 2024.
- 2Lévy H., « François Sarhan à l’honneur de la 42e édition du Festival Musica », in magazine Poly, 29 août 2024, disponible en ligne.
- 3Malengreau P. La Métaphore transpercée, Hélion, Ponge, Lacan, La lettre volée, collection Palimpseste 2024, p 9.
- 4Cottet S., « Musique contemporaine : la fuite du son », Ouï ! En avant derrière la musique, La Cause du désir, hors-série, numéro numérique, Navarin éditeur, 2016, p. 53.
- 5« Musica 2024 : l’œil de François Sarhan », Emmanuel Daydé, op. cit.
- 6Miller J.-A., « Le monologue de l’apparole », La Cause freudienne, n° 34, octobre 1996, p. 13.
- 7Cf. Laurent E., « L’interprétation événement », La Cause du désir n°100, mars 2018, pp. 65-73.
- 8Entretien avec François Sarhan, présentation d’Ephémère enchaîné, disponible en ligne sur Instantdonne.net
- 9Ibid.
- 10Cottet S., « Musique contemporaine : la fuite du son », op. cit., p. 55.
- 11Ibid.
- 12Ibid., p. 61.
- 13Ibid., p. 64.
- 14Ibid.