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Références de Jacques Lacan

Deux références à Cantor dans le Séminaire XV

une lecture de Nathalie Charraud

Georg Cantor
Références
Deux références à Cantor dans le Séminaire XV
Georg Cantor
11/06/2024
Nathalie Charraud
  • Comme beaucoup de grands penseurs avant lui, Platon le premier, Freud a abordé la question de la structure par le biais du mythe. Lacan reprend le flambeau par l’introduction de la logique, afin de décoller le discours de Freud, qui fait sens de toute part, comme « on fait eau – de toutes parts1Lacan J., Le Séminaire, livre XV, L’Acte psychanalytique, texte établi par J.-A. Miller, Paris, Seuil & le Champ freudien, 2024, p.208-209. ».

    Le « scientisme » de Freud

    C’est par sa formation scientifique que Freud a subsisté miraculeusement, nous dit Lacan. Sans ce « scientisme », Freud serait venu rejoindre la cohorte des théoriciens ésotériques mystificateurs qui fleurissaient dans le courant du XIXème siècle. La formation de Freud repose sur la physiologie et la neurologie qui lui apportent leurs propres métaphores, loin cependant de l’ambition de la psychanalyse qui vise le réel de l’inconscient, et non le développement des neurosciences. Une fois que la référence de Freud au langage a été dégagée par Lacan, la dimension du symbolique s’est imposée comme telle. La structure est langagière et au-delà, peut-être mathématique, sans que le passage de l’une à l’autre soit explicitable, comme le prouve l’isolement des mathématiciens par rapport à un public plus large. Et pourtant, c’est bien sur fond de langage courant qu’ils communiquent. Certains mathématiciens contemporains s’intéressent à ce qui peut s’interpréter comme des trous entre intuition et démonstration, entre langage et mathématiques, ils en font un objet de réflexions.

    Les mathématiques de Cantor

    Les mathématiques de Cantor ont l’avantage de présenter une théorie « naïve » des ensembles relativement aisée à « imaginariser » et, par ailleurs, l’auteur lui-même a largement décrit les étapes de sa découverte2Les « Fondements d’une théorie générale des ensembles », dans lequel Cantor développe pour la première fois ces deux aspects de sa théorie ont été en partie traduits par J.-C. Milner dans les Cahiers pour l’Analyse n°10, 1969.. Lacan parle des « gémissements3Lacan J., Le Séminaire, livre XV, L’Acte psychanalytique, op. cit., p.327. » émis lors de sa défense de la liberté en mathématiques, liberté non sans risque tant du point de vue de sa vie sociale et professionnelle face à un Kronecker qui dénigre ses apports nouveaux concernant l’infini, que du point de vue des objets qu’il dégage et dont la cohérence est scrutée de près par ses collègues4Cf. Charraud N., Georg Cantor, Infini et Inconscient, Éditions Spartacus-idh, 2019..

    Ainsi Lacan pose la question d’où étaient les transfinis avant que Cantor s’en fasse le découvreur. En cette année où il propose la procédure de la passe pour recueillir le savoir obtenu lors d’une analyse – à savoir la destitution du sujet supposé savoir au profit de l’objet a –, le désir de l’analyste est le mathème qui soutient l’objet a. Lacan fait le parallèle entre ce mathème et le désir de Cantor qui a présidé à la théorie des transfinis :

    « Il est utile de penser à l’aventure d’un Cantor, aventure qui ne fut pas précisément gratuite, pour suggérer l’ordre, ne fût-il pas, lui, transfini, où le désir du psychanalyste se situe.5Lacan J., « Proposition du 9 octobre 1967 sur le psychanalyste de l’École », Autres Écrits, Paris, Seuil, 2001, p.249. »

    Un être sans essence

    Reprenons plus précisément le cheminement du questionnement de Lacan sur ce parallélisme. L’être qui émerge de ce désir, où se trouvait-il avant cette émergence ?

    « Où peut-on dire que le nombre transfini, comme “rien que savoir”, attendait celui qui devait se faire son trouveur ? Si ce n’est en aucun sujet, c’est en quel on de l’être ?6Lacan J., « La méprise du sujet supposé savoir », Autres Écrits, op. cit., p.337. »

    Lacan pose aussi bien cette question pour ce qui concerne l’analyste :

    « même si vous faites le pas existentialiste, il n’en reste pas moins qu’il y a une chose que vous ne mettez toujours pas en question, c’est à savoir, si ce que vous dites était vrai avant7Lacan J., Le Séminaire, livre XV, L’Acte psychanalytique, op. cit., p.185. ».

    Lacan rappelle qu’il a déjà maintes fois interrogé l’origine du savoir sous cette forme :

    « Alors ce savoir, que ce soit celui du nombre transfini de Cantor ou du désir de l’analyste, où était-il avant qu’on sache ?  – de là seulement peut-on peut-être procéder à une résurgence de l’être.8Ibid., p.104. »

    L’Autre comme sujet supposé savoir enfin évanoui est remplacé par l’objet a :

    « Mais ce serait à la condition de s’apercevoir que l’être tel qu’il peut surgir de quelque acte que ce soit, est être sans essence – comme tous les objets a.9Ibid. »

    Ensemble et classe

    Le cheminement vers un savoir est comparé à celui de Cantor qui, par la méthode de la diagonale, a démontré que les nombres réels ont une cardinalité supérieure à celle des nombres entiers (dénombrables) :

    « L’opération est une combinatoire, et ce qui s’en déploie d’une dimension de vérité, voilà qui laisse surgir de la façon la plus authentique ce qu’il en est de la vérité qu’elle détermine avant que le savoir n’en naisse.10Ibid., p.19. »

    Dans ce premier chapitre, en ouverture du séminaire XV, Lacan évoque la différence entre ensemble et classe11Ibid.. L’ensemble renvoie à la théorie des ensembles de Cantor, la classe renvoie à la classification. S’il n’y a pas d’objets à classifier, la classe n’est rien, tandis que l’originalité de la théorie des ensembles est l’admission de l’ensemble vide qu’on peut imaginer comme un sac, et un sac vide n’en est pas moins un sac !

    Lacan insiste sur cette opposition à différents moments de son enseignement12Cf. Lacan J., Le Séminaire, livre XIX, … Ou pire, texte établi par J.-A. Miller, Paris, Seuil, coll. Champ freudien, 2001, p.109.. Peut-on supposer qu’elle renverrait ici à la double destitution de la fin d’analyse : celle du sujet supposé savoir qui s’évanouit comme une classe sans objet, ne contenant plus aucun savoir, et celle de l’analysant qui devient ensemble vide, pur contenant du mathème du désir de l’analyste, prêt à accueillir à son tour la parole d’analysants ?

  • 1
    Lacan J., Le Séminaire, livre XV, L’Acte psychanalytique, texte établi par J.-A. Miller, Paris, Seuil & le Champ freudien, 2024, p.208-209.
  • 2
    Les « Fondements d’une théorie générale des ensembles », dans lequel Cantor développe pour la première fois ces deux aspects de sa théorie ont été en partie traduits par J.-C. Milner dans les Cahiers pour l’Analyse n°10, 1969.
  • 3
    Lacan J., Le Séminaire, livre XV, L’Acte psychanalytique, op. cit., p.327.
  • 4
    Cf. Charraud N., Georg Cantor, Infini et Inconscient, Éditions Spartacus-idh, 2019.
  • 5
    Lacan J., « Proposition du 9 octobre 1967 sur le psychanalyste de l’École », Autres Écrits, Paris, Seuil, 2001, p.249.
  • 6
    Lacan J., « La méprise du sujet supposé savoir », Autres Écrits, op. cit., p.337.
  • 7
    Lacan J., Le Séminaire, livre XV, L’Acte psychanalytique, op. cit., p.185.
  • 8
    Ibid., p.104.
  • 9
    Ibid.
  • 10
    Ibid., p.19.
  • 11
    Ibid.
  • 12
    Cf. Lacan J., Le Séminaire, livre XIX, … Ou pire, texte établi par J.-A. Miller, Paris, Seuil, coll. Champ freudien, 2001, p.109.