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J51 - La norme mâle, Sublimations

« Vous percez, passez et disparaissez »

Nuances. Autour d'une citation de Lacan

© D'après J. Fournier.
06/07/2021
Ariane Chottin

Ce texte a été initialement rédigé pour la rubrique « Nuances » du blog des 51es Journées de l’ECF, qui consistait à déplier un commentaire autour d’une citation.

« La notion de couple colorié est là pour suggérer que, dans le sexe, il n’y a rien de plus que, dirai-je, l’être de la couleur, ce qui suggère en soi qu’il peut y avoir femme couleur d’homme, ou homme couleur de femme. »
Lacan J., Le Séminaire, livre xxiii, Le sinthome, texte établi par J.-A. Miller, Paris, Seuil, 2005, p. 116.

Au prétexte d’une épingle tombée d’un corsage avec la rose qui l’ornait, Virginia Woolf fait miroiter, dans une brève nouvelle intitulée « Moments d’être : “Les épingles de chez Slater ne piquent pas”1Woolf V., « Moments d’être : “Les épingles de chez Slater ne piquent pas” », Rêves de femmes, Paris, Gallimard, Folio classiques, 2018, p. 62. Le titre de ce texte est extrait de la même nouvelle.», le nuancier du sexuel par le truchement des pensées d’une très jeune femme.

Fanny est l’élève de la pianiste Miss Craye, qui semble vivre derrière une vitre « dans le monde glacé et transparent des fugues de Bach ».

Au moment de la chute de l’épingle, Miss Craye plaque les derniers accords de la leçon et se retourne vers son élève en disant : « Les épingles de chez Slater ne piquent pas – vous n’avez pas remarqué ? », phrase qui va littéralement affoler, comme si elle portait en elle un rébus à résoudre, les pensées de la jeune Fanny.

La scène est courte, elle dure le temps de la recherche de l’épingle sur le sol. C’est un moment d’être, comme le titre l’indique. Première occurrence de cette expression dont V. Woolf note dans son journal qu’il s’agit de visions, d’extases poétiques provoquées par un choc.

« Ces mots avaient provoqué en Fanny un choc extraordinaire », un choc dont les ondes vont se propager de lignes en lignes jusqu’à littéralement venir se ficher dans une autre phrase restée en suspens. L’autre phrase avait été prononcée par Miss Craye à la fin d’une précédente leçon, accompagnée d’un étrange sourire : « Les hommes ont tout de même une utilité, celle de nous protéger. »

Les deux phrases, aussi limpides du côté syntaxique que du côté du sens, se dressent comme des balises clignotantes qui n’orientent vers aucune côte. Entre elles s’ouvre l’obscurité d’un trou, le trou de l’impossible à dire l’énigme du sexuel, dont les interrogations de Fanny, en tâtonnant, cherchent le bord.

Aimantée par la part obscure de Julia Craye – « la nuit semblait, dans sa nudité et sa profondeur, une émanation de son être, une chose qu’elle avait faite, qui l’entourait, qu’elle était » – la jeune fille se demande quel couple cette femme formait avec son frère Julius dont elle partageait « le regard insistant et plein de langueur ». De quoi était faite leur vie retirée gardant enfoui le secret du sexe, car « ni l’un ni l’autre des Craye ne s’était jamais marié » ? De quelle étoffe était ce frère dont on disait d’un « ton insinuant » qu’il avait « quelque chose d’étrange et de bizarre » ? Dans quel écart de la norme mâle s’était-il tenu sa vie durant ?

Enfin, que voulait dire ce « curieux mélange d’ironie et d’âpreté » avec lequel Miss Craye avait lancé l’expression de l’utilité des hommes, alors que la nuit, qu’elle était, était déjà tombée ?

La phrase brûlant d’une incandescence dans ses dessous, Fanny se précipite pour rétorquer qu’elle n’a pas besoin de protection !

Le regard « extraordinaire » que lui décoche alors Miss Craye sera l’épingle qui la piquera et la fera rougir. Ce qui lui a échappé en répondant si vite provoque cette autre réponse dans le corps, trace d’un savoir jusqu’alors insu que la couleur impose.

« L’être de la couleur », s’il ne fait rien apercevoir de plus que la possible nuance du « couple colorié » de son fantasme, met en lumière l’émoi suscité chez la jeune fille par le regard de cette « femme couleur d’homme ».

Woolf s’amuse alors de ce que cette « jolie petite histoire de saphisme pour les Américains » lui ait été achetée et que « le rédacteur en chef n’y ait vu que du feu2Woolf V., « Moments d’être », op. cit., notice p. 128.».

D’une épingle chue à l’épinglage d’un Moment d’être, la jeune Fanny éprouve dans cet instant d’être vue la percussion des mots et la trace lisible de jouissance qui s’y colore. « Les femmes dont la vie n’est plus souterraine doivent découvrir quelles couleurs et nuances elles arborent maintenant qu’elles se confrontent au monde extérieur3Woolf V., « Les femmes et le roman », Rêves de femmes, op. cit., p. 18.», écrit V. Woolf. C’est ce que sa plume parvient à saisir, cette plume qui sait manier « la langue anglaise en lui tournant le dos4Harrison S., « Jacques Aubert et Virginia Woolf via Joyce », L’Hebdo-Blog, n° 222, 6 décembre 2020, disponible en ligne.», « dans la souplesse, dans une autre manière d’aller dans une phrase5Thomas C., « Une autre écriture», propos recueillis par Virginie Leblanc et Ariane Chottin, La Cause du désir, n° 103, octobre 2019, p. 109.» jusqu’à faire sentir cette « chose réelle [qui] existe derrière les apparences », cette façon de « dire la jouissance [qui] ne peut pas vraiment se cerner6Ibid., p. 111.».

Récemment, une patiente m’apprenait l’usage contemporain du terme passing. Après avoir désigné à différentes époques le fait de disparaître dans un groupe social autre que le sien en en adoptant les codes pour éviter une discrimination, passing s’emploie aujourd’hui pour qui cherche à se fondre dans une norme genrée autre que la sienne. Un brouillage des couleurs en quelque sorte. Celui ou celle qui y échoue est épinglé d’un – to be read.

Par un tour de passe-passe, le saphisme, presque indécelable dans la nouvelle de V. Woolf, en constitue pourtant l’ombilic. La scène de la phrase ouvre en un éclair le regard du texte par où l’illisible passe à l’être lu. Si les Américains n’y ont vu que du feu, le feu aux joues de Fanny Wilmot peint sur elle la couleur du trouble sexuel qui la traverse et de son dévoilement.

« Dans le sexe, dit Lacan, il n’y a rien de plus que l’être de la couleur7Lacan J., Le Séminaire, livre XXIII, Le sinthome, op. cit., p. 116.». Rien de plus.


  • 1
    Woolf V., « Moments d’être : “Les épingles de chez Slater ne piquent pas” », Rêves de femmes, Paris, Gallimard, Folio classiques, 2018, p. 62. Le titre de ce texte est extrait de la même nouvelle.
  • 2
    Woolf V., « Moments d’être », op. cit., notice p. 128.
  • 3
    Woolf V., « Les femmes et le roman », Rêves de femmes, op. cit., p. 18.
  • 4
    Harrison S., « Jacques Aubert et Virginia Woolf via Joyce », L’Hebdo-Blog, n° 222, 6 décembre 2020, disponible en ligne.
  • 5
    Thomas C., « Une autre écriture», propos recueillis par Virginie Leblanc et Ariane Chottin, La Cause du désir, n° 103, octobre 2019, p. 109.
  • 6
    Ibid., p. 111.
  • 7
    Lacan J., Le Séminaire, livre XXIII, Le sinthome, op. cit., p. 116.