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J47 - Apprendre : désir ou dressage, Sublimations

« Voilà du nouveau »

© J. Fournier.
09/11/2017
Jean-Noël Donnart

Dans son école d’Isnaïa Poliana, Tolstoï mit en application des principes d’éducation dont on pourrait dire qu’ils étaient davantage orientés par le désir que le dressage. Ceux-ci sont ainsi commentés par Semion Filippovitch Egorov : « La liberté de l’éducation [chez Tolstoï] est un principe qui découle des lois internes de l’activité cognitive. La connaissance ne peut être que libre. Si cette condition n’est pas remplie, le dynamisme, l’esprit d’initiative, la cohérence, le caractère systématique et toutes les autres règles de la pédagogie classique […] perdent toutes significations […]. Le savoir ne peut pas être transmis ni imposé à l’élève contre sa volonté. Celui-ci doit faire des efforts et acquérir par lui-même les connaissances, ce qu’il fera beaucoup mieux en obéissant à sa propre volonté plutôt qu’à la contrainte imposée par l’enseignant1Voir article disponible ici.»

Tolstoï se fait l’écho de ces principes, à divers moments de son œuvre romanesque, comme par exemple dans le passage d’Anna Karénine qui suit. Il s’y montre fidèle à ses théories novatrices sur l’éducation, mais aussi aux détails de la parole : « Seules des voies très précises peuvent faire d’un détail le guide de la fonction désirante2Lacan J., Le Séminaire, livre III, Les psychoses, texte établi par J.-A. Miller, Paris, Seuil, 1981, p. 260.», souligne d’ailleurs Lacan dans Le Séminaire III au sujet du « procédé métonymique de haut style » du grand écrivain.

Voici le passage en question : « Lévine se souvint d’une scène récente entre Dolly et ses enfants. Ceux-ci, livrés un jour à eux-mêmes, s’étaient divertis à faire cuire des framboises dans une tasse au-dessus d’une bougie et à verser des jets de lait dans la bouche. Leur mère les prit sur le fait, leur reprocha devant leur oncle de détruire ce que les grandes personnes avaient tant de peine à se procurer, chercha à leur faire comprendre que si les tasses venaient à manquer, ils ne sauraient comment prendre leur thé et que, s’ils gaspillaient le lait, ils souffriraient de la faim. Lévine fut fort surpris du scepticisme avec lequel les enfants écoutaient leur mère : ses raisonnements ne les touchaient point, ils ne regrettaient que le jeu interrompu. C’est qu’ils ignoraient la valeur des biens dont ils jouissaient et ne comprenaient pas qu’ils détruisaient en quelque sorte leur subsistance. “Tout cela est bel et bon, disaient-ils, mais on nous rabâche toujours la même chose, tandis que nous cherchons toujours du nouveau. Quel intérêt y a-t-il à boire du lait dans les tasses ? C’est bien plus amusant de se le verser dans la bouche les uns aux autres et de réserver les tasses pour la cuisson des framboises. Voilà du nouveau”.3Tolstoï L., Anna Karénine, Paris, Gallimard, coll. Folio classique, 1952, p. 839.»

Nouveauté et vie du désir plutôt que les leçons de morale ! Le maître en vient à penser : « Qu’on laisse les enfants se procurer leur subsistance, au lieu de faire des gamineries, ils mourront de faim ! ».  Petits et grands savent pourtant que c’est d’un autre appétit dont il est question ici, et cette historiette de Tolstoï le fait bien saisir : les enfants, aux prises avec la pulsion, apparaissent sceptiques, contestataires, rebelles  : « On nous rabâche toujours la même chose ! Quel intérêt y a-t-il…C’est quand même plus amusant… etc. » et ne se laissent donc pas dresser ! Mais quel accueil l’Autre peut-il faire de cet appétit et de cette nouveauté ?

Évidemment, de son côté, Lévine – l’un des héros phare du roman, avec Anna et Vronski – ne l’entends pas de cette oreille et confronté à cette vie du désir, est toujours prompt à en rajouter du côté de la pensée et de la mortification. Faute d’un Autre qui prescrive quoi penser de la pulsion et du désir, il ne sait plus où donner de la tête ! « Que puis-je savoir hors de ce qui m’a été enseigné […] ?4Ibid., p. 840.». Hors dressage point de salut et la messe est dite, pourrait-il conclure.

Lévine croit, dur comme fer, en un Autre dont tantôt il est « rassasié5Ibid.», tantôt abandonné, sans jamais perdre de vue la destruction du désir, finalement toujours au rendez-vous – « aimer mon prochain au lieu de l’étrangler 6Ibid., p.838.» se demande-t-il à l’occasion. Sans aller aussi loin que lui (sic !), disons qu’il convient, entre désir et dressage, que l’Autre donne, par la voie de la parole et du désir, le code des semblants, ce qui est bien différent de prescrire la conduite. Manifestement, les enfants de Dolly l’ont déjà bien enregistré : ils semblent connaitre fort bien « la valeur des biens dont ils jouissent » et tout aussi bien calculer la marge de « gaspillage » et de perte inhérente à la vie du désir !

 


  • 1
    Voir article disponible ici.
  • 2
    Lacan J., Le Séminaire, livre III, Les psychoses, texte établi par J.-A. Miller, Paris, Seuil, 1981, p. 260.
  • 3
    Tolstoï L., Anna Karénine, Paris, Gallimard, coll. Folio classique, 1952, p. 839.
  • 4
    Ibid., p. 840.
  • 5
    Ibid.
  • 6
    Ibid., p.838.