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J50 - Attentat sexuel, Sublimations

Visage pâle

ou Clinique de la joue

© AKOM
18/09/2020
Deborah Gutermann-Jacquet

Jean Bernard, professeur de médecine et académicien, rappelle dans son autobiographie les circonstances dans lesquelles il a découvert, ou plus exactement nommé, grâce à la littérature, en 1967, un syndrome énigmatique. Alors en voyage, il lit Une Histoire sans nom de Barbey d’Aurevilly et découvre le « destin funeste » de l’héroïne violée, Lasthénie de Ferjol, qui s’est lentement éteinte des suites de l’anémie secondaire à l’hémorragie causée par les coups d’épingle qu’elle s’est assénés au cœur. Il y retrouve les observations médicales qu’il a pu lui-même réaliser sur certaines patientes : des femmes, le plus souvent « jeunes », « intelligentes » et « célibataires », dotées d’une « imagination pathologique » rare, n’ayant d’égale que leur « ingéniosité dans la dissimulation ». « Malades perverses » ou mortellement angoissées, ces femmes « pâles1Nous soulignons car c’est là l’objet de notre propos., énigmatiques, apparemment dociles, » commencent et finissent « mystérieuses2Bernard J., C’est de l’homme qu’il s’agit, Paris, Odile Jacob, 1988, p. 174-176.».

Le trouble « factice » auquel Lasthénie a donné son nom tient ainsi au mystère qu’elle renferme et au secret dont nous avons esquissé une analyse dans un précédent article3Cf. Gutermann-Jacquet D., « Couverture, manteaux, noyau », disponible sur internet.. Mystère dont la clé s’inscrit à même la peau, dans son teint, que Barbey n’a de cesse de mentionner, et qui passe du blanc au vert, à mesure que la jeune fille dépérit. Ici nous voudrions développer une hypothèse renversée, sur le motif de la pâleur, qui à elle seule, par la fascination qu’elle exerce, le mystère ou la signification qu’on lui prête prend, c’est ce que nous proposons, la valeur d’attentat sexuel. 

Blanche comme neige et rose désir

Parce que la pudeur a longtemps caché l’ensemble du corps des femmes sous d’amples tissus, le désir aiguisé de ceux qui portaient leur regard sur elles, s’arrêtait prioritairement sur les mains, les pieds, et le visage4Cf. Vigarello G., Histoire de la beauté, Paris, Seuil, coll. Points, 2014.. Sur ce visage, les yeux, censés dire le fond de l’âme est un topos littéraire, tout comme les joues, le teint, qui suscitent l’admiration, l’envie, et le désir. Ainsi, la coloration d’un visage vient-elle, dans certaines circonstances, évoquer à elle seule le rapport qu’entretient une femme ou une jeune fille, à la sexualité. Les médecins se penchent largement sur la question, dès les premiers traités d’Hippocrate, et très vite la jonction est faite entre l’hygiène sexuelle, l’abstinence, la débauche et la couleur des joues.

Du blanc laiteux à l’albâtre, en passant par le rose, telles se déploient les couleurs qui regardent l’observateur, avide d’y percer l’indice d’innocence, de vigueur ou d’ardeur dans les ébats, et dès lors de se raconter toute une histoire, de broder la trame d’une rêverie, tel Ronsard célébrant la joue vermeille de Marie, ou Victor Hugo, dont les vers de La rose de l’infante, chantent la confusion entre le rose de la fleur et celui de la joue. Si les joues de rose viennent à s’éculer dans les pages qui les ont rendues célèbres, voilant d’une certaine façon l’effet d’attentat qu’elles exercent, ce dernier se révèle cependant dans l’obsession quasi-maladive avec laquelle est scrutée la pâleur des jeunes filles dont le teint blanc a une valeur équivoque, invoquant tantôt la pureté, tantôt le début de la fin.

Blême comme la mort 

Lorsque Barbey d’Aurevilly décrit pour la première fois l’innocente Lasthénie, avant qu’elle ne soit violée et perdue, il indique qu’elle « avait la blancheur de cette fleur pudique de l’obscurité », qu’elle « en avait le mystère5Barbey d’Aurevilly J., Une histoire sans nom, Paris, Flammarion, 1990, p. 63.». Une fois souillée, son visage change : « Le muguet de son teint avait des meurtrissures6Ibid., p. 85.», puis sa pâleur devient telle que le feu du forgeron qui l’éclaire ne peut plus la rougir7Ibid., p. 89..

Ce visage fait d’abord attentat pour sa mère, qui y voit la preuve d’un mal dont l’énigme insupportable sera recouverte par une fable : « “Si Lasthénie sait ce qu’elle a, – se dit-elle, – elle le tait et se cache. Le mal est profond.” Elle se souvenait, quand elle avait aimé, de s’être cachée. L’amour, cette pudeur farouche, devient si facilement un mensonge, et le plus voluptueusement infâme des mensonges. Avec quel horrible bonheur on se colle ce masque d’une menterie sur la figure brûlante qui va le dévorer, et qui ne laissera plus voir, quand il tombera en cendres, qu’une figure dévorée que rien jamais ne cachera plus !8Ibid., p. 94.». Le masque de menterie fait de pâleur est un attentat pour cette mère, qui suppose en dessous l’incendie de la passion. L’attentat sexuel qui a frappé Lasthénie laisse ainsi une marque indéchiffrable sur son visage fermé qui devient lui-même, dans le silence mutique qui l’abîme, le seul symbole de l’attentat, puis fait figure d’attentat lui-même : « ton crime à présent crie sur ta face », lui dit sa mère lorsqu’elle se défend de l’énigme offerte par ces joues décolorées. Dès lors sa pâleur « qui est la beauté des âmes tendres » n’est plus celle de la Rosalinde de Shakespeare mais celle d’une « blême momie9Ibid., p. 107.» dont la vision provoque l’inquiétude, la stupéfaction, puis l’horreur.

Morbus virgineus 

Barbey d’Aurevilly, qui inspira Jean Bernard, aurait lui-même pris appui sur une affection décrite en son temps pour esquisser le portrait de pâleur de Lasthénie : la chlorose10Cf. Starobinsky J., « Sur la chlorose », Romantisme, n° 31, 1981, p. 113-130., appelée également morbus virgineus, ou « maladie des jeunes filles ».

Décrite par Hippocrate, puis Johann Lange ou Ambroise Paré, cette maladie des jeunes filles décolorées est le signe de leur dévitalisation, qui s’explique par leur hygiène, leur tempérament. Si les médecins découvrent plus tard que l’anémie en est la cause, les théories vont bon train, et l’hypothèse sexuelle lui demeure longtemps attachée. Pour les médecins qui décrivent ces jeunes filles, c’est ainsi la virginité qui est accusée de causer leurs symptômes morbides, et le mariage comme la copulation demeurent selon eux les seuls remèdes efficaces pour les ramener à la vie.

Mais la rêverie, l’onanisme sont également convoqués, venant jeter le soupçon sur l’innocence des vierges, dont le visage blême fait office d’attentat à la pudeur. Les fantasmes que la virginité fait surgir sont multiples, et ils sont indissociables de sa souillure. De la virginité source de la chlorose, à son viol, la pâleur demeure l’élément fascinant à partir duquel s’indexe le mystère insondable du désir de la jeune fille. Le sien, et celui qu’elle suscite, qui n’est que ce qui recouvre, le secret de sa jouissance, aussi gênante qu’attirante. Un visage à la pâleur de feu, voilà ce qui fait discourir, autant les mères inquiètes que les médecins, dont Jean Bernard, en créant le « syndrome Lasthénie de Ferjol » est une des incarnations contemporaines, renouant finalement dans ses descriptions avec les antiques opinions et la morale du soupçon. Montaigne s’en faisait aussi l’écho, dénonçant avec mordant ces jeunes filles prêtes à avaler de la cendre, du sable, et à se faire mourir pour se rendre belles et pâles11Ibid., p. 119..

L’énigme de la beauté est in fine le « sans nom » dont Barbey écrit l’histoire : « Ni diabolique ni céleste, mais… sans nom12Barbey d’Aurevilly J., Une histoire sans nom, op.cit., p. 47.», telle est l’épigraphe qui pourrait s’appliquer à ces jeunes filles dont la pâleur a un reflet d’incendie.


  • 1
    Nous soulignons car c’est là l’objet de notre propos.
  • 2
    Bernard J., C’est de l’homme qu’il s’agit, Paris, Odile Jacob, 1988, p. 174-176.
  • 3
    Cf. Gutermann-Jacquet D., « Couverture, manteaux, noyau », disponible sur internet.
  • 4
    Cf. Vigarello G., Histoire de la beauté, Paris, Seuil, coll. Points, 2014.
  • 5
    Barbey d’Aurevilly J., Une histoire sans nom, Paris, Flammarion, 1990, p. 63.
  • 6
    Ibid., p. 85.
  • 7
    Ibid., p. 89.
  • 8
    Ibid., p. 94.
  • 9
    Ibid., p. 107.
  • 10
    Cf. Starobinsky J., « Sur la chlorose », Romantisme, n° 31, 1981, p. 113-130.
  • 11
    Ibid., p. 119.
  • 12
    Barbey d’Aurevilly J., Une histoire sans nom, op.cit., p. 47.