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J51 - La norme mâle, Une lecture du discours courant

Une poétique de l’erreur

Nuances. Autour d'une citation de Lacan

© D'après J. Fournier.
15/06/2021
Marie-Hélène Roch

Ce texte a été initialement rédigé pour la rubrique « Nuances » du blog des 51es Journées de l’ECF, qui consistait à déplier un commentaire autour d’une citation.

« Pour accéder à l’autre sexe, il faut réellement payer le prix, celui de la petite différence, qui passe trompeusement au réel par l’intermédiaire de l’organe, justement à ce qu’il cesse d’être pris pour tel et, du même coup, révèle ce que veut dire d’être organe. Un organe n’est instrument que par le truchement de ceci, dont tout instrument se fonde, c’est que c’est un signifiant. »
Lacan J.,
Le Séminaire, livre xix, …Ou pire, texte établi par J.-A. Miller, Paris, Seuil, 2011, p. 17.

 

Lacan a incité le psychanalyste à rejoindre la subjectivité de son époque non pas sa bien-pensance mais son symptôme venant parer au vide identitaire. Le dire trans met l’accent sur la diversité, le pluriel, et le pas assignable ; ce qui est la marge devient la norme. C’est tant mieux… Ou pire. Le livre XIX, nous prépare à l’esprit complexuel des parlêtres, à leurs fictions et bricolages. Une fois que son expérience lui serine qu’il n’y a pas de rapport sexuel, « la règle serait bonne que le psychanalyste se dise sur ce point – qu’ils se débrouillent comme ils pourront1Lacan J., Le Séminaire, livre XIX, …Ou pire, texte établi par J.-A. Miller, Paris, Seuil, 2011, p. 18.».

Emma, Etienne, Nathéo, Lexxie ont fait le choix de la transition de genre et d’état civil au cours d’un lourd processus de transformation de leur corps, ce qui a eu pour effet, après un long silence, de les inscrire dans une vie nouvelle qu’ils racontent dans un reportage d’Olivier Delacroix, intitulé Transidentité, le combat pour être soi2Delacroix O., Transidentité, le combat pour être soi, France 5, 11 mai 2021., celui d’obtenir « une visibilité positive » dans l’espace public, des droits et qu’enfin « ce ne soit plus un sujet de société » pour les autres. Avoir un corps pour pouvoir l’être ce corps, en passe par se renommer.

« Est-ce bien normal ? »

L’important c’est le corps vivant, une date de naissance et de mort. La transition d’Étienne, à dix-huit ans, vient répondre à l’idée insupportable, « de savoir que son prénom féminin de naissance puisse être inscrit sur sa tombe ». C’est pour ça qu’il ne s’est pas suicidé. Être assignée fille s’égale-t-elle à la malédiction d’Œdipe à la fin de sa vie : mè funaï ?3« Plutôt ne pas être » ou « Plutôt ne pas avoir été ». Son inscription de genre est une question vitale, elle est un organon4Lacan J., Le Séminaire, livre XIX, …Ou pire, op. cit., p. 11-18. propre à nouer le symbolique au corps. Sans cela : « Ce qu’on a ou pas dans le pantalon ne fait pas de nous un homme ou une femme. » En effet, sans le signifiant, l’organe n’est pas le phallus marque de la différence et du rapport entre les sexes.

L’emploi des pronoms personnels, l’appel de son prénom, aura été une souffrance, l’affectant de dyspraxie motrice, de difficultés à « entrer dans un moule ». La transition de « leur fiston » trouve des parents démunis, pas de codes là-dessus « à notre époque, on n’en parlait pas », on se demandait : « est-ce bien normal ? ». Sur le chemin, la transition d’Étienne croise la religion, il y a un pasteur, une paroisse ouverte aux minorités. Étienne y milite pour la nomination des transidentités. Il ne prononcera pas le prénom de sa naissance.

Normaliser la transidentité

« Nous ne sommes pas des erreurs de la nature, des créatures. » Jusqu’à ses cinquante-sept ans, ce chef d’entreprise, mari et père de trois enfants s’était accommodé de vivre l’un en voulant l’autre. Un jour, ce ne fut plus possible, il l’a annoncé, s’est déclaré, il s’est dit femme trans sur un ressenti : « je me sens femme ». Dire, ce n’est pas l’être, mais un corps, ça se sent. Emma est sortie du binaire pour l’autre sexe, hétéros, qui est « une ouverture ». Sur ce principe, elle a pris le risque que sa vie bascule pour celle silencieuse du corps, plus forte et déterminée. Dans une action de « normaliser la transidentité », elle ouvre un restaurant tenu par des transgenres, en situation de précarité sociale. Emma se plaît, est élégante, féminine. Garçon, il mettait les robes de sa mère, en cachette, maintenant, elle a le bonheur d’acheter ses robes elle-même. Épilation, hormones, vaginoplastie, c’est une renaissance. « Qui peut dire qu’il a connu les deux sexes, sinon Tirésias ? » En est-elle aveugle et maudite ?

Ou pire. Hommoinzune erreur commune ! En matière de sexuation, nous sommes condamnés à l’erreur dès lors que nous habitons le langage. Ce qui relève du signifiant est attribué au naturel. Alors que nous sommes parlêtres de nature. Les réponses se nuancent, prendre l’organe pour le phallus qui est un signifiant au service de l’instrument et pour son usage. En jouir peut conduire à croire que la jouissance est instrumentale. L’erreur trans est de prendre l’organe pour du signifiant, (il n’a pas tort, mais c’est ce qu’il refuse) ce en quoi il pâtit de « l’erreur commune qui ne voit pas que le signifiant, c’est la jouissance, et que le phallus n’en est que le signifié5Ibid., p. 17.». Si le signifiant c’est la jouissance, c’est donc que la jouissance détermine l’être sexué, elle est celle d’un choix.

Est-ce le prix d’une vie ?

Nathéo n’avait pas vocation à être fille : « Je me sentais un garçon manqué » et a tout fait pour oublier sa condition avec toutes sortes de substances, jusqu’aux idées suicidaires qui l’ont quitté lors de sa rencontre avec Magalie, à vingt et un ans. Pendant quinze ans, Magalie a vécu avec ce garçon manqué même si « on nous distingue comme lesbiennes, mais ça c’est les autres ! » et jusqu’à la transition de Nathéo, à quarante ans. C’est là que Magalie rencontre le réel du sexe. Accepter ou pas : « Est-ce le prix d’une vie ? » Oui. Elle décide de rester sa compagne.

Si le garçon manqué se cachait sous le poids en excès dans le corps, l’homme trans Nathéo donne à voir l’image et l’allure d’un homme mince, créant sa marque de vêtements et d’accessoires pré et post transition, utiles pour neutraliser les regards indiscrets et l’indécence des questions. « Ces marqueurs postiches ne seraient pas nécessaires si la société acceptait qu’un homme ait un vagin et qu’une femme porte un pénis. » Nathéo est belge, a de l’humour et du sérieux dans son action à organiser une exposition de photos trans sous cette bannière : j’existe.

Corps ravagé par le verbe

Une femme trans, quand elle est belle, on la diffâme. Lexxie, étudiante, rencontre à vingt ans la communauté transgenre et en devient le porte-voix. Sa voix porte, elle en reçoit les crachats et un salaire, la peur. Elle sera agressée violemment, pour avoir milité en faveur des nuances, celle du neutre pour que trans « ne soit plus un sujet ». Elle a, à ses côtés, un homme qui l’aime et la désire telle quelle.

Le parlêtre est un corps « ravagé par le Verbe6Lacan J., Le triomphe de la religion, précédé de Discours aux catholiques, Paris, Seuil, 2005, p. 90.», sa grammaire, ses pronoms personnels, ses désignations et représentations inexacts. Il y a risque d’erreurs. Mais c’est tout ce qu’on a pour parer au trou sexuel. Comme si le signifiant était la réalité du sexe.

Après leur transition, l’hostilité sociale demeure un problème. Cependant un corps qui trouve son équilibre tient mieux en respect l’autre et permet d’agir sur l’exclusion.

 


  • 1
    Lacan J., Le Séminaire, livre XIX, …Ou pire, texte établi par J.-A. Miller, Paris, Seuil, 2011, p. 18.
  • 2
    Delacroix O., Transidentité, le combat pour être soi, France 5, 11 mai 2021.
  • 3
    « Plutôt ne pas être » ou « Plutôt ne pas avoir été ».
  • 4
    Lacan J., Le Séminaire, livre XIX, …Ou pire, op. cit., p. 11-18.
  • 5
    Ibid., p. 17.
  • 6
    Lacan J., Le triomphe de la religion, précédé de Discours aux catholiques, Paris, Seuil, 2005, p. 90.