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J47 - Apprendre : désir ou dressage, Sublimations

Une passion de savoir

© J. Fournier.
07/09/2017
Monique Amirault

Comment le désir d’apprendre vient-il au parlêtre ? Elias Canetti, prix Nobel de littérature, en témoigne dans le premier volume de ses souvenirs1Canetti E., Histoire d’une jeunesse, la langue sauvée, Paris, Albin Michel, Le Livre de poche, 1980..

C’est à Roustchouk, en Bulgarie, ville mystérieuse, qu’il naît en 1905, dans une famille de Juifs séfarades, au milieu d’une population de Grecs, d’Albanais, de Turcs, de Roumains, de Tziganes et de Russes – bain de langage peu commun où se mêlent sept ou huit langues. L’espagnol est la langue des enfants, celle avec laquelle on s’adresse à eux et son enfance est bercée par les romances espagnoles. Entre eux, les parents parlent l’allemand.

Le petit Elias découvre, très jeune, un objet énigmatique qui fascine son père et auquel il n’a pas accès : « Mon père lisait […] journellement la Neue Freie Presse, et c’était un grand moment quand il dépliait lentement son journal. Il n’avait plus d’yeux pour moi une fois qu’il avait commencé à lire, je savais qu’il ne me répondrait en aucun cas, ma mère elle-même ne lui demandait rien alors, même pas en allemand. Je cherchais à savoir ce que ce journal pouvait bien avoir de si attirant ; au début, je pensais que c’était son odeur ; quand j’étais seul et que personne ne me voyait, je grimpais sur la chaise et flairait avidement le journal. Ensuite seulement, je m’aperçus que la tête de mon père ne cessait de pivoter tout le long du journal ; je fis de même derrière son dos, tandis que je jouais par terre, donc même sans avoir sous les yeux le journal qu’il tenait à deux mains sur la table.2Ibid., p.43.»

Voici l’enfant freudien, chercheur infatigable, à qui manque le signifiant pour nommer la jouissance capturée par cet objet devant lequel tout s’efface pour son père. Pour le cerner, se l’approprier, l’enfant n’a à sa disposition que les moyens « que sa constitution lui impose », comme le présente Freud. C’est-à-dire qu’il l’aborde, non pas en s’orientant avec le signifiant, mais par le canal de la satisfaction pulsionnelle qu’il a rencontrée : il flaire, palpe, met en jeu le corps, mais en vain. L’existence de ce savoir mystérieux va bientôt lui être révélé par son père. Celui-ci, remarquant un jour Elias lisant un journal imaginaire, lui explique « qu’il s’agissait des lettres, toutes les petites lettres, là, et il tapota dessus avec l’index. Je les apprendrai bientôt moi-même, ajouta-t-il, éveillant en moi une curiosité insatiable pour les lettres3Ibid., p.44.».

L’enfance a été caractérisée par Freud comme un temps de recherche, de quête de savoir. Il qualifie l’enfant de chercheur infatigable et sur le versant de la jouissance, comme un pervers polymorphe ; ou encore, pour conjoindre ces deux voies, il a cette formule : « l’homme est un chercheur infatigable de plaisir4Freud S., Le mot d’esprit et ses rapports avec l’inconscient, Paris, Idées/Gallimard, 1978, p.208.».

Elias va tenter d’assouvir cette curiosité qui le torture auprès de sa cousine Laurica, qui agite ses cahiers devant lui et lui soustrait en riant malgré ses supplications : « Je m’écriais : “Donne-les moi ! Donne-les moi !” Je voulais parler et des cahiers et des lettres, pour moi, c’était une seule et même chose.5Canetti E., Histoire d’une jeunesse, la langue sauvée, op. cit., p. 47.» Le refus de sa cousine éveille chez l’enfant des intentions meurtrières. Elias doit encore patienter, accompagné des paroles de consolation de sa mère : « Tu apprendras très bientôt à lire et à écrire toi aussi, dit-elle. Tu n’attendras pas d’aller à l’école. Tu auras le droit d’apprendre avant déjà.6Ibid., p.49.» C’est dès l’arrivée de la famille en Angleterre qu’Elias fera son entrée à l’école et y apprendra une autre langue. Il aime cette école dès le premier jour et apprend très vite à lire et à écrire. Tout est en place, chez lui, pour apprendre. Il brosse le portrait d’une institutrice, Mademoiselle Lancshire, qui, sensible au désir propre à chaque enfant, sait y prendre appui et qui lui inspire d’emblée respect et amour et fait autorité pour lui.

Mais, comprendre la langue secrète de ses parents, l’allemand, est ce qui restera pour le petit Elias le plus ardemment désiré. Son père aimé et admiré meurt lorsqu’il a six ans et c’est sa mère qui lui apprendra l’allemand. Passion pour sa mère et passion pour la langue allemande seront liées pour lui et orienteront son existence. C’est en allemand qu’Elias Canetti écrira et deviendra l’un des plus grands écrivains de langue allemande.


  • 1
    Canetti E., Histoire d’une jeunesse, la langue sauvée, Paris, Albin Michel, Le Livre de poche, 1980.
  • 2
    Ibid., p.43.
  • 3
    Ibid., p.44.
  • 4
    Freud S., Le mot d’esprit et ses rapports avec l’inconscient, Paris, Idées/Gallimard, 1978, p.208.
  • 5
    Canetti E., Histoire d’une jeunesse, la langue sauvée, op. cit., p. 47.
  • 6
    Ibid., p.49.