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J47 - Apprendre : désir ou dressage, Sublimations

Une jeune fille de 90 ans

© J. Fournier.
21/11/2017
Élizabeth Leclerc-Razavet

On connaît la détresse de ces lieux d’accueil pour personnes âgées dépendantes, très souvent atteintes de démence ou d’Alzheimer. Le travail consiste souvent à cadrer les journées de ceux qui y résident : lever, toilette, repas, coucher.

Nous voilà dans un service d’un hôpital de la région parisienne. C’est le matin. Des personnes très âgées, certaines inertes, affalées dans des fauteuils roulants, sont dispersées dans une grande salle. Chacune déjà si loin du monde, si loin de la vie.

Un homme encore jeune, grand, élancé, entre dans la salle. En silence, il commence par déplacer, l’un après l’autre, les résidents, comme on les appelle. Un grand cercle prend forme, à leur insu. Il entre alors lentement dans le cercle et se met en mouvement : il est danseur. Le corps, c’est visible, a été rompu à une sollicitation hors du commun, celui qu’exige la danse classique : battements, grands jetés, sauts de chats. Mais là, il est souple, tranquille, les pas sont amples. Il parcourt le cercle au plus près des fauteuils, sans s’en préoccuper, puis prend possession de l’espace central qu’il entreprend d’animer. L’élan est vigoureux, large, haut. Il retourne encore vers le grand cercle des fauteuils, revient au centre. Le corps est tout entier tourné vers l’espace, comme s’il domptait le vide. Aucune attention manifeste à ceux qui l’entourent.

Nous sommes intrigués, emportés ! Mais que vient faire ce danseur ? Que vient-il faire là, dans ce service d’hôpital, où ces hommes, ces femmes, sont à cent lieux de ce qui se déroule devant eux, où la priorité quotidienne est de tenter de cadrer les journées… pour maintenir un semblant de tenue, avant leur sortie du monde. Mais laissons-nous emporter !

Alors le danseur, s’avance. Il va et vient dans ce cercle, vers un pensionnaire puis un autre. Un mouvement, un geste, un mot. Cette fois, le regard vient aux commandes ! Et un contact inattendu se fait, de minimes réponses se manifestent. Il accroche ces petites étincelles de vie et leur sourit. Le corps reprend le devant de la scène. Des mouvements étonnants, qui maintenant sont loin de la discipline de la danse classique. Il s’approche d’un homme dont les poings sont définitivement serrés. Alors il tambourine ces poings de ses propres poings, sans jamais les toucher. Devant l’inertie, le danseur tambourine à nouveau puis soudain son corps se dresse, les bras en l’air ! Il convoque vigoureusement la vie ! Le visage vacille…

Le danseur sourit, dit quelques mots et s’éloigne sans hâte. Autour, l’attention des « fauteuils roulants » devient palpable. Impressionnant.

Il se dirige alors vers un homme affalé dans son fauteuil, la tête complètement repliée sur le côté, vissée à l’accoudoir, les mains si maigres, pendantes. Le danseur lui fait face et dans un mouvement inédit, en équilibre parfait, épouse alors littéralement la posture de détresse absolue de ce corps. Prenant son temps, il va jusqu’à ce qui est déjà mort en lui… Il convoque les mains inertes, par les siennes en mouvement, sans toucher. Soudain les doigts bougent, la main répond. Les yeux s’entrouvrent avec difficulté… et trouvent le regard du danseur qui l’attend, sourit, confiant. Magie !

Les musiques choisies par le chorégraphe sont toujours des chansons d’amour, des vraies, comme celles de Brassens ou de Piaf, celles qui n’évitent pas le réel.

Alors il y a Blanche, cheveu ingrat, visage de cire et yeux figés, qui ne mange plus. Elle, qui qui en connaissait un rayon des joies et des douleurs avec les hommes, va donner du fil à retordre au danseur. Il va devoir, comme pour les autres, l’apprivoiser longuement avant qu’elle ne se lève sans canne pour entrer dans le cercle, et lui tendre les mains, entrer dans son mouvement, bouger, puis parler, le visage illuminé. Impossible de raconter cette rencontre. Il faut voir le film. C’est elle, la « jeune fille de 90 ans1Une jeune fille de 90 ans est un téléfilm documentaire de Valeria Bruni Tedeschi et Yann Coridian, diffusé le 7 juin 2017 sur Arte.».

N’allons pas croire que le danseur joue sur l’amour. Ce serait s’égarer. Non, il touche au désir. Mais il doit savoir, même sans le savoir, que la chanson d’amour reste le seul petit ressort qui peut réanimer le désir, le désir de vie. En ces lieux insondables où se retirent ces sujets, accepter de prendre le risque de « réapprendre » à désirer, ne serait-ce que quelques instants… quelle aventure ! Elle n’a pas de prix.

 


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    Une jeune fille de 90 ans est un téléfilm documentaire de Valeria Bruni Tedeschi et Yann Coridian, diffusé le 7 juin 2017 sur Arte.