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J53 , Orientation

Un coup de scie

17/07/2023
Philippe De Georges

« La coupure est en fin de compte la dernière caractéristique structurale du symbolique comme tel1Lacan J., Le Séminaire, livre VI, Le désir et son interprétation, texte établi par J.-A. Miller, Paris, La Martinière/Le Champ freudien, 2013, p. 471. »

« C’est l’histoire d’un coup de scie dans un bout de bois. »

J’avais été frappé par cette phrase, dite comme en passant, par un ami sculpteur, dans un reportage sur son travail. Ce qui avait résonné aussitôt, c’est ce que ce trait de scie évoquait pour moi, et plusieurs associations sur cette marque unique, élémentaire. Tout lecteur de Lacan pense aussitôt à ce qu’il dit de ces signes réduits à l’extrême : le trait primitif gravé du Mas-d’Azil, qu’il venait de visiter et où il avait été saisi par cette incise verticale faite par les hommes du Magdalénien, et le signe idéographique original de l’écriture chinoise, simple trait d’encre horizontal2Cf. Lacan J., Le Séminaire, livre IX, « L’identification », leçon du 6 décembre 1961, inédit. . Ces deux inscriptions réduites à l’épure, degré zéro de l’expression et de la représentation, amorces en-deçà du signifiant mais en tout cas signes, résonnaient pour lui avec ce qu’il avait relevé chez Freud (et mal compris), cet einziger Zug, qu’il avait cru pouvoir traduire, par forçage, par trait unaire. C’est « l’einziger Zug, le trait unique du signe […] de la notation minimale3Ibid., leçon du 29 novembre 1961, inédit. ». Car ces signes marquent tout au moins le Un d’une singularité initiale.

Énumérons : idéogramme chinois4Cf. Février J.G., Histoire de l’écriture, Paris, Payot, 1984, p. 69 : l’auteur évoque ainsi « le bâton à entaille » jouant un rôle important dans l’ancien monde chinois et présent chez de nombreux peuples, même en Europe. , horizontal, pur comme la ligne de l’horizon coupant le champ visuel à hauteur de regard entre deux espaces infinis, le ciel et la mer ; marque verticale imprimée par le chasseur faisant trace de sa chasse ; simple repère qu’il y a de l’Un, car ce trait est comptable et peut faire, comme le nom propre, indice d’une singularité irréductible ; coupure aussi, qui telle la barre du signe linguistique hérité de Saussure, sépare irrémédiablement le signifié du signifiant ; barre encore, que le signifiant imprime sur le sujet qu’il divise et renvoie dans les dessous de la chaîne où il ne sera jamais que représenté, présent-absent ; barre, encore et toujours, sur l’Autre, qui s’en trouve décomplété et sur qui elle fait signe que quelque chose lui manque irrémédiablement ; et barre, enfin, que l’Autre met sur la jouissance en lui imposant sa limite et son effort de métaphorisation, comme dans le mathème de la métaphore paternelle, ou dans la version étendue qu’en apporte Jacques-Alain Miller et qui est l’algorithme de la castration généralisée. Castration, incomplétude, division, séparation et distinction ; décidément, ce petit trait de scie insiste chez Lacan. Il indique à chaque fois une opération, ou, pour le dire autrement, un acte. Il n’est jamais sans évoquer le fouet égyptien – dont Lacan nous dit qu’il est le hiéroglyphe qui désigne le maître, celui qui marque la chair du sujet de son empreinte signifiante et le divise –, ou le bâton du maître zen : « Le maître interrompt le silence par n’importe quoi, un sarcasme, un coup de pied.5Lacan J., Le Séminaire, livre I, Les écrits techniques de Freud, texte établi par J.-A. Miller, Paris, Seuil, 1975, p. 7. » Tels sont les premiers mots du Séminaire, au livre I, et ce qui est rompu est ici non pas même la parole, mais le silence.

J’évoque l’einziger Zug freudien. C’est que c’est bien chez Freud qu’apparaissent, très tôt et de façon constante, des coupures qui sont pour lui sources de l’inscription du petit d’homme dans son humanité et parturientes de son autonomie subjective. Il appelle ça tantôt « sevrage » et tantôt « castration » : la naissance, que son élève Abraham a défini comme paradigme du traumatisme ; le sevrage lui-même, qui par le détachement du sein et de l’enfant initie la série des séparations structurantes ; l’éducation sphinctérienne, où l’objet anal amorce par substitutions successives le détachement de l’objet et les processus de symbolisation ; mais aussi la mort, qui n’est pour lui, comme pour Lacan, qu’une figure de la castration. De Freud à Lévi-Strauss et aux travaux de l’anthropologie structuraliste, la liste s’enrichit, se diversifie et s’affine, quand viennent s’ajouter les scarifications initiatiques, circoncisions et tatouages par lesquels l’Autre social inscrit le sujet dans son champ. « Revenons aux rites d’initiation, avec les formes de stigmatisation et de mutilation qu’ils comportent. Ils sont destinés, et par les sujets eux-mêmes qui les expérimentent, à opérer un changement de nature chez le sujet.6Lacan J., Le Séminaire, livre VI, Le désir et son interprétation, op. cit., p. 456. »

Lacan ne quitte pas ce fil, mais le tisse autrement : en mai 1959, il fait de la coupure ce qui structure le sujet. C’est « Le réel du sujet comme entrant dans la coupure » et « son être pur7Ibid., p. 471. » qui se jouent dans celle-ci. Puis c’est l’avènement de la coupure, celle qu’instaure le langage et que la barre mise sur le sujet représente, qui donne naissance au sujet, en juin 1960 : « Ce n’est rien d’autre que la coupure qu’instaure dans la vie de l’homme la présence même du langage.8Lacan J., Le Séminaire, livre VII, L’éthique de la psychanalyse, texte établi par J.-A. Miller, Paris, Seuil, 1986, p. 325. » C’est une façon de dire que ce que Freud interprète en termes de castration est le fait du langage lui-même…

Mais la coupure prend aussi chez lui à certaines heures une autre valeur, qui est celle de l’acte de l’analyste. C’est ce que nous rappelle les termes mis en série pour le titre des 53èmes Journées de l’École de la Cause freudienne : « Interpréter, scander, ponctuer, couper ». Le trait est ici dit coupure. « La coupure est sans doute le mode le plus efficace de l’interprétation analytique.9Lacan J., Le Séminaire, livre VI, Le désir et son interprétation, op. cit., p. 572. » Ce qui est coupé, et pas seulement interprété (traduit), scandé (rythmé) ou ponctué (fini), c’est d’abord la chaîne signifiante, la parole du sujet en analyse, celle qui se déroule dans le travail analysant. Mais si la coupure y apporte quelque chose de plus et de différent, c’est qu’elle suspend radicalement l’enchaînement et la continuité. Au contraire du point de capiton qui conclut et boucle, elle est brèche, faille et solution de continuité. La coupure introduit une discontinuité radicale qui empêche, ou pour le moins suspend, l’articulation entre les signifiants S1 – S2 qui produit du sens. C’est ainsi le sens que la coupure suspend et parfois abolit. La coupure élémentaire fait rupture dans la métonymie et l’automaton, elle rompt le sens et en dévoile la vacuité.

Le privilège de la coupure sur les autres modalités de l’acte analytique, c’est sa radicalité. Couper, c’est le contraire d’en rajouter. C’est ce qui rend ce geste homogène à toutes les « négativités » reprochées à l’analyse en tout temps et en tous lieux. Elle commémore et réitère l’incise primordiale inscrite comme une blessure par le signifiant dans la chair vivante, la soustraction qu’elle y opère et la greffe de la parole sur le corps. C’est cette empreinte qui ente le signifiant sur la chair jouissante, constituant l’énigmatique et insondable liaison du verbe et du corps que Lacan appellera « corps parlant ».

Il y a une symétrie inversée entre la pulsion comme « écho dans le corps du fait qu’il y a un dire10Lacan J., Le Séminaire, livre XXIII, Le sinthome, texte établi par J.-A. Miller, Paris, Seuil, 2005, p. 17. », et l’interprétation, qui ne porte que si le dire résonne dans le corps qui lui est sensible : « Il faut qu’il y ait quelque chose dans le signifiant qui résonne.11Ibid. » Mais de la même façon, il y a symétrie inversée entre la marque initiale de la parole sur le corps, coupure dans laquelle le trait unaire s’inscrit, et la coupure par l’analyste, qui vient la faire résonner.

  • 1
    Lacan J., Le Séminaire, livre VI, Le désir et son interprétation, texte établi par J.-A. Miller, Paris, La Martinière/Le Champ freudien, 2013, p. 471.
  • 2
    Cf. Lacan J., Le Séminaire, livre IX, « L’identification », leçon du 6 décembre 1961, inédit.
  • 3
    Ibid., leçon du 29 novembre 1961, inédit.
  • 4
    Cf. Février J.G., Histoire de l’écriture, Paris, Payot, 1984, p. 69 : l’auteur évoque ainsi « le bâton à entaille » jouant un rôle important dans l’ancien monde chinois et présent chez de nombreux peuples, même en Europe.
  • 5
    Lacan J., Le Séminaire, livre I, Les écrits techniques de Freud, texte établi par J.-A. Miller, Paris, Seuil, 1975, p. 7.
  • 6
    Lacan J., Le Séminaire, livre VI, Le désir et son interprétation, op. cit., p. 456.
  • 7
    Ibid., p. 471.
  • 8
    Lacan J., Le Séminaire, livre VII, L’éthique de la psychanalyse, texte établi par J.-A. Miller, Paris, Seuil, 1986, p. 325.
  • 9
    Lacan J., Le Séminaire, livre VI, Le désir et son interprétation, op. cit., p. 572.
  • 10
    Lacan J., Le Séminaire, livre XXIII, Le sinthome, texte établi par J.-A. Miller, Paris, Seuil, 2005, p. 17.
  • 11
    Ibid.