Outre le refus de l’Autre qui marque notre époque, on assiste à un rejet spectaculaire du phallus et de la différence des sexes. Comment saisir ce phénomène, au-delà d’une simple crise du semblant phallique ? Le phallus est pour nous ce signifiant unique qui, depuis Freud et l’invention de la psychanalyse, organise la différence des sexes en termes d’être et d’avoir. Aujourd’hui, il est rejeté voire honni, du fait d’être ravalé à une pure dimension imaginaire et ramené à une jouissance obscène, en tant que « l’erreur commune1Lacan J., Le Séminaire, livre xix, …ou pire, texte établi par J.-A. Miller, Paris, Seuil, 2011, p. 17.» consiste à le confondre avec l’organe mâle. « Un organe n’est instrument que par le truchement de ceci, dont tout instrument se fonde, c’est que c’est un signifiant2Ibid.», nous rappelle Lacan.
Détruire, écrit-elle
En 2007, Virginie Despentes confirme sa célébrité en publiant un essai intitulé King Kong Théorie. Beatriz Preciado, dont elle partage les combats et la vie, écrit son manifeste Testo Junkie, qui annonce sa transformation corporelle via la testostérone. Despentes laisse surgir une violence qui s’enracine dans son expérience intime du viol. Sa lecture du monde s’appuie sur la manière dont la société capitaliste construit et organise l’oppression des femmes. Homme et femme ne sont pas des signifiants, mais des constructions idéologiques à balayer. « Il faut, écrit-elle, que ça reste ouvert, et craintif, une femme. Sinon, qu’est-ce qui définirait la masculinité ?3Despentes V., King Kong Théorie, Grasset, Le Livre de Poche, Paris, 2006, p. 48.»
King Kong, dans le film éponyme, est un être puissant et attachant parce que non sexué. Tout cela « fonctionne comme la métaphore d’une sexualité d’avant la distinction des genres telle qu’imposée politiquement autour de la fin du xixe siècle4Ibid., p. 112.». « Dans la ville, King Kong écrase tout sur son passage. La civilisation qu’on voyait se construire au début du film se détruit en très peu de temps.5Ibid., p. 114.» Quant à la belle, « Elle se met sous la protection du plus désirant, du plus fort, du plus adapté. Elle est coupée de sa puissance fondamentale. C’est notre monde moderne.6Ibid., p. 115.» La narratrice en tire une certitude : « Il ne s’agit pas d’opposer les petits avantages des femmes aux petits acquis des hommes, mais bien de tout foutre en l’air.7Ibid., p. 145.»
Effacer le signifiant « femme »
Elle s’affirme ici comme l’héritière de Monique Wittig, activiste et écrivaine qui obtint le prix Médicis et co-fonda le MLF, avant de faire scandale avec Le Corps lesbien et de s’installer avec sa compagne cinéaste aux États-Unis, où elle disparut en 2003.
Son nom ayant été oublié, on redécouvre aujourd’hui son influence. V. Despentes rend hommage à La Pensée straight, Adèle Haenel lit ses textes en public, et une série d’émissions lui est consacrée sur France Culture. Spécialiste de Wittig, Sam Bourcier y insiste sur sa haine farouche pour la psychanalyse. Son combat vise en effet à déconstruire le mythe de la féminité, mais surtout à faire disparaître la catégorie « femme ». Les lesbiennes ne sont pas des femmes, pourquoi devraient-elles le devenir ? L’être femme n’existant pas en dehors d’une relation de soumission à l’être homme, il est nécessaire de repenser et de révolutionner la langue, les concepts, la culture, pour les dégager définitivement de l’impérialisme de la norme mâle.
Alice Coffin s’est récemment inscrite dans cette mouvance radicale en publiant son livre Le Génie lesbien, où elle fustige une culture qui porte tout entière l’empreinte du mâle capitaliste. Elle y pourfend l’universalisme qui n’est pour elle qu’une notion dévoyée par l’homme blanc pour imposer ses propres normes esthétiques. Elle appelle à éliminer les hommes de nos esprits, de nos images et de nos représentations.
Jouissances plurielles
Cette radicalité nous ramène au surmoi qui s’origine du père mythique : c’est l’appel à la jouissance pure, hors castration, qu’incarne King Kong. L’expérience analytique nous enseigne qu’il n’y a pas d’identité sexuelle sur laquelle s’appuyer, il n’y a que des identifications. Plus aucune garantie si l’on s’aventure au‑delà. Le phallus lacanien est l’index du non-rapport qui ouvre à la pluralité des jouissances et creuse dans la langue un trou auquel s’affronte tout sujet, « entre centre et absence8Lacan J., Le Séminaire, livre xix, …ou pire, op. cit., p. 121.».
Ce n’est pas l’Autre qui détermine la jouissance du corps propre, mais ce Un que Lacan construit à partir de l’illimité de la jouissance féminine et qui marque un corps de manière indélébile. À chaque Un d’assumer cette singularité qui le rend à nul autre pareil : cela donne toute sa place à l’invention et à la diversité arborescente des modes de jouir contemporains.