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J51 - La norme mâle, Orientation

Un souci de normâlité

© D'après J. Fournier.
08/11/2021
Alexandre Gouthière

Partons d’un paradoxe. À l’heure où l’on dit donner sa dignité, son élégance même à tout ce qui se distingue de la norme, une simple recherche sur les occurrences du terme « normal » sur internet nous donne un aperçu tout autre des préoccupations actuelles en la matière : « Suis-je normal ? Qu’est-ce qu’être normal ? Ai-je une sexualité normale ? Mon couple est-il normal ? Mon corps ? Mon enfant ?… » Autant de questions posées sur les forums de discussion, de sujets de blogs, d’articles de presse, d’émissions de radio ou encore de vidéos de coachings de toutes sortes. Immanquablement, ces mêmes préoccupations nous sont aussi régulièrement formulées par les patients que nous recevons en consultation. Si l’on en croit même ce que l’on pouvait lire déjà en 2012 dans Psychologies Magazine, le souci de normalité serait « un des premiers motifs de visite chez un psy1Gannac A.-L., « Que veut dire “être normal” ? », Psychologies Magazine, 14 juin 2012.».

Pourtant, rien ne semble plus évident aujourd’hui que la faiblesse de l’idée de normalité, faiblesse que la psychanalyse a beaucoup contribué à révéler. Après plus de cent vingt ans d’expérience de celle-ci, ce qui est dit « normal » chez l’être parlant apparaît n’avoir aucun autre fondement que de se définir comme ce qui est conforme à une norme implicite. Sur ce point, rappelons alors les termes dans lesquels Lacan énonce, dans L’étourdit, le jeu de mots qui fait le titre de ces prochaines Journées. À propos des deux grandes névroses, il nous indique ceci : « à prendre au sérieux le normal, [elles] nous disent que c’est plutôt norme male2Lacan J., « L’étourdit », Autres écrits, Paris, Seuil, 2001, p. 479.». En d’autres termes, la normalité est un mythe individuel, caractéristique du névrosé et de l’ordre viril. Or, force est de constater que bien que celui-ci batte aujourd’hui de l’aile, il n’en reste pas moins pris au sérieux. Et ce serait comique si ça ne donnait pas prise à toutes sortes de velléités de remise en ordre, au premier rang desquelles on trouve, dans notre champ, l’offre de ladite santé mentale et des pratiques rééducatives qui s’en réclament. Une telle promesse de retour à la normale incarne d’ailleurs on ne peut mieux la volonté d’une « soumission à la rigidité d’une norme mâle valant pour tous3Bosquin-Caroz P., « Comédies », LOM no 7, 15 juin 2021, publication en ligne.» selon l’expression de Patricia Bosquin-Caroz. C’est même là la force de ces approches : sur fond du souci contemporain, elles normalisent les comportements dans le sens du discours de l’époque. Et elles opposent à la psychanalyse leurs succès en la matière, non sans écho.

Peut-être est-ce donc le moment de rappeler ce que la psychanalyse offre pour sa part et le précieux de ce qu’apporte cette expérience précisément hors-norme. En m’orientant du propos de notre regretté collègue Pierre Naveau lors d’une intervention magistrale de sa part aux 40es Journées de l’École4Naveau P., « Le désir ou le souci », Quarto, no 98, mars 2011, p. 83-86., je dirais qu’au souci de normalité qui motive la demande thérapeutique, la psychanalyse substitue l’engagement dans la voie du désir. Autrement dit, bien que les effets thérapeutiques de l’analyse ne soient plus à démontrer, ils ne sont en rien son objet, et pour un bénéfice à nul autre pareil. Dans son cours « Choses de finesse en psychanalyse » en 2011, Jacques-Alain Miller oppose même le souci thérapeutique – toujours référé à la norme – au désir. Ainsi nous dit-il, « [la psychanalyse] thérapise, non pas quand elle ramène à la norme, mais quand elle autorise le désir dans sa déviance constitutionnelle5Miller J.-A., « Choses de finesse en psychanalyse », enseignement prononcé dans le cadre du département de psychanalyse de l’université Paris 8, cours du 19 novembre 2008, inédit.». Par conséquent, elle réconcilie « le sujet […] avec sa jouissance. Et cette réconciliation se fait à la nique de ce qui se propose comme norme6Ibid.».

Car, comme nous le disait Pierre Naveau, « le désir est […] rebelle par rapport à la norme sociale7Naveau P., « Le désir ou le souci », Quarto, no 98, op. cit., p. 85.» et ce parce qu’il est issu de la veine de l’insatisfaction qui émerge de la parole singulière. Il ajoutait : « Le désir est hors-norme. On ne peut pas l’attraper.8Ibid., p. 85.» En cela, le concept de désir chez Lacan offre une voie de réponse digne au malaise contemporain, à l’envers du bâillonnement actuel de ce dernier sous les ravaudages du mythe de la normalité.

 


  • 1
    Gannac A.-L., « Que veut dire “être normal” ? », Psychologies Magazine, 14 juin 2012.
  • 2
    Lacan J., « L’étourdit », Autres écrits, Paris, Seuil, 2001, p. 479.
  • 3
    Bosquin-Caroz P., « Comédies », LOM no 7, 15 juin 2021, publication en ligne.
  • 4
    Naveau P., « Le désir ou le souci », Quarto, no 98, mars 2011, p. 83-86.
  • 5
    Miller J.-A., « Choses de finesse en psychanalyse », enseignement prononcé dans le cadre du département de psychanalyse de l’université Paris 8, cours du 19 novembre 2008, inédit.
  • 6
    Ibid.
  • 7
    Naveau P., « Le désir ou le souci », Quarto, no 98, op. cit., p. 85.
  • 8
    Ibid., p. 85.