Commenter un film n’est pas une tâche simple. Comme dans un rêve, le spectateur se prend au jeu de la croyance dans ce qui se déroule devant lui à son insu. Chacun consent, ou pas, à se laisser mener à l’intérieur du rêve de quelqu’un d’autre. Pourtant, l’opération d’interprétation n’est pas à la charge du rêveur mais du rêve lui-même, à l’occasion, du film, car c’est ce dernier qui vient nous interpréter. C’est donc toujours en tant qu’analysant qu’on peut parler d’une création artistique.
Matthias et Maxime est le huitième film du réalisateur Xavier Dolan, sorti en salle en octobre 2019. Comme dans certains des films précédents – Les amours imaginaires, Tom à la ferme, Mommy, ou l’extraordinaire Laurence Anyway –, si les personnages sont sans doute fragiles ou paumés, ils mènent tous une quête, ils sont tous en quête d’être. Divisés, pas finis, hésitants ou confus, ils portent à l’écran les questions fondamentales de l’être : que suis-je, qui suis-je, où vais-je ? Comme dans une demande initiale d’analyse, leur être est devenu, non pas une certitude, mais une énigme pour eux-mêmes. Xavier Dolan sait les filmer en manque de réponse et c’est cela qui, sans doute, déclenche l’amour du spectateur. Il nous permet de les aimer à partir de leur manque.
Matthias et Maxime sont deux amis d’enfance. Lors d’un court-métrage amateur, ils vont s’embrasser. Ce simple baiser a lieu dans un contexte de séparation car Maxime va bientôt quitter le pays. C’est dans un vécu de fin que ce petit geste, ce détail qui aurait pu être sans doute amusant, voire anodin, va introduire un trouble dans leurs existences respectives. Le réalisateur va filmer la manière unique dont chacun d’eux répond à ce qui a fait irruption.
S’il lui a été reproché d’avoir fait un film trop bavard, tout ce qui s’y dit n’est là que pour témoigner de ce qui rate à se dire mais qui peut se montrer : le profond trouble que ces deux corps subissent. Ce baiser n’est pas un fait, il est un événement qui fait naître un trouble. L’intrigue du film ne tient qu’à ce petit élément, à la manière dont les corps peuvent être attaqués par un détail. L’attentat peut être un regard, un geste, un frôlement, c’est parfois l’infime en trop qui exile le sujet de son rapport au langage.
Cette expérience de corps va les surprendre différemment. Troublé, Maxime poursuit encore son projet de départ cherchant à s’extraire de sa position de fils qui apporte des solutions à une mère alcoolique et violente. Par contre, l’angoisse est patente chez Matthias car le beau garçon qui a « tout » – l’argent, la copine et le bon job sous l’égide du père –, est bouleversé. La scène qui suit le baiser donne le la : il nage dans un lac jusqu’à épuisement pour lâcher, essoufflé, un « je me suis perdu ». Dans plus d’une scène on le verra courir dans les rues, fuite en avant face à un corps qu’il ne reconnaît plus. Entre passage à l’acte et absence, Matthias est filmé dans un ailleurs, son regard est perdu, il est déjà parti avant le départ de son ami.
Dolan ne filme pas l’inavouable mais l’indicible qui les traverse et cela à partir d’un artifice : poser la caméra de façon à faire surgir un hors-champ. La trouvaille du réalisateur est dans le simple baiser, car cette scène cruciale du film est la grande scène manquante. Ce baiser, on ne le verra jamais, il est hors-champ. Car au fond, ceci n’est pas le problème. Du baiser, on ne verra que les traces qu’il laisse sur les personnages devenus eux-mêmes un hors-champ. C’est par le hors-champ que Dolan filme leur exil respectif.
Maxime, interprété par Dolan lui-même, présente une importante tache de vin sur la joue droite. La tache est un signifiant clé du film, à la manière d’une plaque tournante – c’est l’expression de Lacan pour parler du signifiant de la phobie – qui prend des valeurs différentes au fur et à mesure que le film se déroule. La tache est la zone du corps qui va supporter tout ce que Maxime traverse : lieu du silence, lieu où coulent les larmes et le sang, lieu qu’on insulte ou qu’on embrasse passionnément. C’est aussi la lourde « tâche » du fils, mais c’est aussi la marque sur le visage que tout le monde semble ignorer. Pourtant, plus le film avance, plus la tache devient visible jusqu’à la scène de l’insulte. « Ta gueule la tache » hurle Matthias à son ami Maxime lors d’une soirée arrosée. L’insulte peut être portée par n’importe quel signifiant à l’occasion, ici, « la tache ».
Que nous apprend cette scène de l’insulte ?
Dans la leçon du 6 décembre 1989, J.-A. Miller souligne que « l’insulte, c’est l’effort suprême du signifiant pour arriver à dire ce qu’est l’autre comme objet a, pour le cerner dans son être, en tant justement que cet être échappe au sujet1Miller J.-A., « L’orientation lacanienne. Le banquet des analystes », enseignement prononcé dans le cadre du département de psychanalyse de l’université Paris 8, leçon du 6 décembre 1989, inédit.». La tache de Maxime regarde Matthias. L’insulte « tache » surgit pour le réduire à un « tu es cela ». Tentative de Matthias pour fixer ce qui lui échappe non pas chez Maxime mais de son propre désir. Matthias ne supporte pas de voir surgir en lui-même ce qui fait tache dans sa vie : l’éveil d’un désir et d’une jouissance insoupçonnée qui l’étouffe, c’est sa dimension d’effraction inattendue qui l’attaque.
« Ta gueule, la tache » : ce qui fait tache, hurle. Matthias veut faire taire ce qui reste impossible à dire de ce réel qui le submerge. La psychanalyse est l’envers de l’insulte : car le constat d’un impossible à dire ne vous épargnera pas la tâche de contourner les bords de vos obscurs objets du désir.