« Vous pourriez remplacer un bien par un lien », lance malicieusement le banquier à Alexandre qui, pour reconquérir sa belle, imagine souscrire un crédit en vue de lui acheter un vélo électrique. Des objets là où ça défaille, des gadgets pour se soutenir face à l’énigme du désir féminin : « par sa duplicité même, l’objet vient à pouvoir symboliser merveilleusement […] le phallus en tant que sa disparition, son aphanasis, […] est le truchement chez l’homme des rapports entre les sexes1Lacan J., Le Séminaire, livre x, L’angoisse, texte établi par J.-A. Miller, Paris, Seuil, 2004, p. 351.».
C’est ce que démontre finement le dernier film de Bruno Podalydès, Les deux Alfred : l’objet est le produit de la castration et dans un même mouvement la recouvre. Le capitalisme s’en est bien saisi. « Car ce cauri, la plus-value, c’est la cause du désir dont une économie fait son principe : celui de la production extensive, donc insatiable, du manque-à-jouir. Il s’accumule d’une part pour accroître les moyens de cette production au titre du capital. Il étend la consommation d’autre part sans quoi cette production serait vaine, justement de son ineptie à procurer une jouissance dont elle puisse se ralentir2Lacan J., « Radiophonie », Autres écrits, Paris, Seuil, 2001, p. 435.». Mais si l’objet est une défense contre la castration, il porte en lui également la limite de cette défense. Le ressort de la comédie pour B. Podalydès réside dans la faille, le désarroi, « le fait que la vie glisse, se dérobe, fuit, échappe à tout ce qui lui est opposé de barrières3Lacan J., Le Séminaire, livre vii, L’éthique de la psychanalyse, texte établi par J.-A. Miller, Paris, Seuil, 1986, p. 362.».
Alexandre, le héros de l’histoire, est bien inquiet d’une pause que lui impose sa femme dans leur relation, le temps d’une mission qui la mène vingt mille lieues sous les mers. Certes, il n’est pas sans savoir que cette suspension a un lien avec sa sortie de route dans une aventure extra-conjugale que sa femme a découverte. Dans cette absence, Alexandre interprète qu’il doit faire ses preuves : s’occuper seul de ses deux enfants en bas âge et trouver un travail séance tenante. Il réussit à se faire engager dans une start-up hyper connectée mais dont la condition d’embauche est l’absence d’enfants pour une disponibilité maximale. Entre acronymes énigmatiques, jargon anglicisé et silences mensongers, il navigue sur le malentendu et parvient à obtenir le poste. Sauf que les exigences de connexion constante imposent une gymnastique familiale cachée plus qu’acrobatique, ce qui provoque angoisse et ratages qui mettent en péril ses tentatives de norme-mâlité.
Heureusement, le destin lui met sur la route – ou disons, à la porte de la crèche – Arcimboldo, un homme sans domicile mais pas sans ressources dont l’activité « d’entrepreneur de lui-même » consiste à remplacer n’importe qui dans son travail ou pour une tâche, via une application. La technologie répond à l’impasse, l’homme à tout faire est réduit à un outil interchangeable, nous sommes en pleine ubérisation du monde du travail. « La société des consommateurs prend son sens de ceci, qu’à ce qui en fait l’élément […] humain, est donné l’équivalent homogène de n’importe quel plus-de-jouir qui est le produit de notre industrie, un plus-de-jouir en toc4Lacan J., Le Séminaire, livre xvii, L’envers de la psychanalyse, texte établi par J.-A. Miller, Paris, Seuil, 1991, p. 92-93.». Mais Arcimboldo, incarné par le réalisateur, s’amuse de cette mascarade et s’arrange avec philosophie et créativité à ce jeu de dupes pour en tirer quelques bénéfices. Il s’installe chez Alexandre et lui prête main forte pour assurer ses engagements. Il fait des objets un lien.
Mais le monde de ces objets connectés dans lequel baignent les protagonistes du film va montrer des signes de faiblesse et dévoiler le désastre que produit un refus de la castration. « Tout ordre, tout discours qui s’apparente du capitalisme laisse de côté ce que nous appellerons simplement les choses de l’amour5Lacan J., Je parle aux murs, entretiens de la Chapelle Sainte-Anne, présenté par J.-A. Miller, Paris, Seuil, 2011 p. 96.». Cela commence par la voiture autonome que commande Séverine, la partenaire professionnelle d’Alexandre, et qui ne lui obéit plus, la stoppant net dans son ambition d’être la meilleure et l’emmenant sur de fausses pistes. Plus moyen de se rendre aux rendez-vous, de remporter aucun marché, la renvoyant sur le bas-côté à sa solitude fondamentale. De même les enfants des collaborateurs, signes de la castration, cachés pour faire croire à une union parfaite entre un employé et son entreprise, réapparaissent à l’improviste sous la forme de petits objets qui traînent, contre lesquels on bute, et qui peuvent nous faire tomber : un couple de singes (les deux Alfred), une petite girafe, un camion de pompier, un livre d’histoires, un test de grossesse… L’objet devient objet en trop et révèle l’exil de chacun.
C’est dans cette faille, que l’objet ne parvient pas à colmater, que Arcimboldo va pouvoir dévoiler à Séverine la possibilité de nouer un lien entre deux manques. Le désir est soutenu par le manque, mais pas sans objet. Il n’est simplement jamais le bon et dans son échec à oblitérer ce manque, s’ouvre la chance d’une relation.