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J51 - La norme mâle, Sublimations

Un homme couleur de fleur

© D'après J. Fournier.
01/11/2021
Véronique Servais

Arne Quinze, artiste belge de cinquante ans, a vécu les dix premières années de sa vie à la campagne, dans le « fin fond flamand » comme il dit1Ce travail fut possible grâce à ma visite de l’exposition, « My Secret Garden », à ma lecture de son catalogue qui inclut deux entretiens avec l’artiste, ainsi que de nombreuses interviews que l’on peut trouver sur son site et sur internet.. Il a perdu son père il n’y a pas longtemps, ce qui a changé sa manière de travailler. Son père, ornithologue et sculpteur, a créé de grandes réserves naturelles et racontait dans le jardin des histoires à son fils quand il était enfant. Il était, dit ce dernier, une sorte de « Père Noël ». Même en fin de vie, l’artiste le trouvait beau.

Arne Quinze parle également de la beauté infinie des fleurs quand elles poussent, s’épanouissent, et quand elles se fanent et meurent. Il a planté en dix ans quelques vingt-cinq mille plantes et fleurs, dans son jardin qu’il a voulu ouvert, sans haies qualifiées de « fausses protections ». Son jardin, c’est son « paradis », celui de son enfance, perdu quand il a déménagé à l’âge de dix ans suite au divorce de ses parents. Il a emménagé avec sa mère à Bruxelles, ce fut un « choc infernal », « inhumain ». Dans son jardin, il créait son monde à lui : il imaginait, rêvait et construisait des villes avec des boîtes à chaussures et ce qu’il trouvait dans la nature. Lui qui a fait, depuis, plusieurs fois le tour du monde, trouve que les villes et lieux culturels se ressemblent, sont « monotones », gris : ils enferment entre quatre murs, entre quatre planches. Au début, il mettait son travail en vitrine, vitrine qui « le représentait, qui représentait son environnement, son enfermement ». Aujourd’hui, « plus de cadre » et de « monochrome ». Et il « ne comprend toujours pas l’être l’humain qui n’apprend pas de ses propres pas ».

À l’âge de quinze ans, dans les années quatre-vingt, A. Quinze vit « une période de délinquance, de drogues et de mauvaises fréquentations ». Cependant, « déterminé à ne pas étouffer entre les murs lugubres de la ville », il se met à colorer cette dernière en graffant de nombreux trains et rames de métro. Depuis l’inauguration d’une station à cette époque, son « plus grand plaisir » est de constater « la controverse » que suscite le travail de son collectif : « Certains aiment, d’autres pas. » Ce qui compte pour lui, c’est de susciter la conversation entre les gens, de « créer des lieux de discours » grâce à ces « objets étranges » que sont ses monumentales installations « organiques » : installations éphémères en bois – éphémères car « le vide est important » précise-t-il – et, depuis cinq ans, « en alu ».

En fait, A. Quinze jette des ponts entre les gens, il veut « faire sortir les musées dans la rue », il « fait entrer son jardin dans sa maison » et est « convaincu que, si nous construisons les villes en s’inspirant de la nature, les villes seront plus humaines ». Dans la nature, pas de chaos mais « on trouve de tout » : les couleurs, la diversité, la beauté, la force et la fragilité, un équilibre, ce qui pousse, s’épanouit, vieillit, meurt. Et dans son travail artistique, « si cela paraît chaotique », s’il peut « créer le chaos », il ajoute que « ce n’est pas sans structure ».

Il dessine, construit des maquettes, peint, sculpte ce qu’il a éprouvé en voyageant tous les jours dans son jardin. La nature est sa « source d’inspiration », elle dit : « Viens, regarde-moi, embrasse-moi. » « À mi-temps jardinier », il passe de longues heures, dans la « solitude absolue et la concentration », pour étudier et dessiner « l’architecture » des fleurs. Puis, quand il commence à peindre, il se laisse aller « toujours plus loin », poussé par son « instinct », « absorbé » par la nature, « disparaissant » dans son jardin secret ; il « danse avec la toile », travaille la peinture comme la terre, avec le pinceau ou à mains gantées. Il vit « pendant plusieurs semaines en ne faisant plus que ça », jusqu’à épuisement, quand le corps lui dit : « Stop, tu ne peux pas aller plus loin. »

A. Quinze « ne cherche pas à peindre son jardin ou une fleur » mais « la puissance » qui s’en dégage, « la force dans la fragilité », « la fragilité dans la force ». « Mono no aware, the beauty in decay » : les formes sont fanées, brutes, « dans la décadence qu’il ne faut pas avoir peur d’embrasser aussi ». Il tente de « saisir l’éphémère », ce moment entre-deux, « fugace », entre la vie et la mort, dans quelques sept-cents « fleurs du désir » exposées récemment aux Beaux-Arts de la ville de Mons. Il partage une partie de son jardin secret avec le public dont « 1% fréquente les musées et 99% les rues des villes ».

Il a choisi « une fleur comme symbole de diversité » : « la lupine », comme il dit, soit le lupin sauvage rencontré en quantité « sur les routes moins asphaltées entre la Chine et la Finlande » et qui disparaît face aux « monocultures » de l’Europe de l’Ouest. Il s’entoure d’ingénieurs et d’architectes pour ajuster ses maquettes en papier de telle sorte qu’elles puissent être réalisées en alu peint – (a)lupin – d’une dizaine de mètres de hauteur. Les feuilles de métal sont préalablement trouées. Ensuite, à l’aide d’une grue, son « TRex » dont il précise que « le bras est le prolongement de son propre bras », le grutier suit les gestes du sculpteur et déforme, déchire, raye, fait des bosses dans le métal dur qui devient fragile et se transforme en un lupin monumental qu’il implante ici ou là, dans plusieurs villes du monde.

Ses sculptures sont comme un prolongement, signé, de la nature. Elles sont pensées selon les lieux où elles seront implantées. Par exemple, « Scarlet » à Washington D.C., près du « mémorial Kennedy » : un pied de nez à la politique de « Trump qui insulte les femmes » et une attention particulière au chêne rouge « qui ne survivrait pas si la température monte de deux degrés ». Ou encore, « The beautiful dreamer », à la Porte de Versailles à Paris : un « bouquet de fleurs sauvages » pour insister sur « la diversité culturelle que la ville accueille ». A. Quinze jette un pont entre son jardin secret et l’étrangeté de chacun.

Pour lui, depuis les années soixante-dix, l’enjeu de civilisation, écologique et humain, est de taille : il y a urgence à réintroduire la diversité dans la monotonie, les couleurs dans le béton, à s’ouvrir à l’étrange, au féminin, à provoquer les rencontres. Son désir, fort et fragile, est de transmettre avec et sans mots, encore et en corps, ce qui jaillit, s’épanouit et finit par mourir : soit l’indicible.

A. Quinze « ne cherche pas à maîtriser la nature » car « on est petit à côté d’elle ». « Les hommes deviennent très vite machos » parce qu’ils ont « peur », peur d’échouer et peur de cette beauté sensuelle. Plutôt, il « frôle les frontières de l’équilibre » avec cette force, cette énergie qui peut « surprendre, déformer, créer des tempêtes, des éruptions » : il « marche sur le fil du rasoir ».

 


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    Ce travail fut possible grâce à ma visite de l’exposition, « My Secret Garden », à ma lecture de son catalogue qui inclut deux entretiens avec l’artiste, ainsi que de nombreuses interviews que l’on peut trouver sur son site et sur internet.