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J51 - La norme mâle, Orientation

Un gant retourné

Nuances. Autour d'une citation de Lacan

© D'après J. Fournier.
29/09/2021
Sophie Marret-Maleval

Ce texte a été initialement rédigé pour la rubrique « Nuances » du blog des 51es Journées de l’ECF, qui consistait à déplier un commentaire autour d’une citation.

« Pour Joyce, il n’y a qu’une femme. […] Il est sensible que ce n’est que par la plus grande des dépréciations qu’il fait de Nora une femme élue. Non seulement il faut qu’elle lui aille, mais il faut qu’elle le serre comme un gant. Elle ne sert absolument à rien. »
Lacan J., Le Séminaire, livre xxiii, Le sinthome, texte établi par J.-A. Miller, Paris, Seuil, 2005, p. 84.

Dans le temps où Lacan produit son anti-Œdipe1Miller J.-A., « Conversation sur le sinthome », Journées Uforca, mai 2011., prenant « la main de Joyce2Miller J.-A., « L’orientation lacanienne. Pièces détachées », enseignement prononcé dans le cadre du département de psychanalyse de l’université Paris 8, cours du 24 novembre 2004, inédit.» pour renouveler radicalement l’abord de la psychanalyse grâce à l’appui de la topologie borroméenne, dans le temps où il tire ainsi les conséquences de l’inexistence du rapport sexuel, il remarque : « Pour Joyce, il n’y a qu’une femme. […] Il est sensible que ce n’est que par la plus grande des dépréciations qu’il fait de Nora une femme élue. Non seulement il faut qu’elle lui aille comme un gant, mais il faut qu’elle le serre comme un gant. Elle ne sert absolument à rien.3Lacan J., Le Séminaire, livre XXIII, Le sinthome, op. cit., p. 84.»

Pour Joyce, le rapport sexuel a lieu, « il n’y a qu’une femme ». Lacan en indique les paramètres. S’il relève dans …Ou pire que c’est « avec grand Φ […] que chacun a rapport4Lacan J., Le Séminaire, livre XIX, …Ou pire, texte établi par J.-A. Miller, Paris, Seuil, 2011, p. 71.», l’énoncé concernant la dépréciation dont Nora fait l’objet et « qui fait d’elle une femme élue», situe d’emblée que ce rapport entre les époux Joyce advient là où le phallus est précisément en défaut pour l’écrivain. Lacan souligne à l’orée du séminaire que sa « tenue » phallique n’est pas assurée, qu’il a « la queue un peu lâche5Lacan J., Le Séminaire, livre XXIII, Le sinthome, op. cit., p. 15.». Nora n’incarne pas pour autant l’idéal manquant. Dalila Arpin et Jean-Louis Gault rappellent qu’elle était une femme ordinaire, rencontrée par hasard dans la rue, avec laquelle il n’avait aucun échange intellectuel et dont il disait qu’elle était « adorablement ignorante6Arpin D., Gault J.-L., « L’épouse de Joyce », L’Hebdo-Blog, n°154, 9 décembre 2018, disponible en ligne. ».

Le phallus, seul signifiant de la différence sexuelle est l’obstacle au rapport naturel entre un homme et une femme, aucun rapport logique n’est inscriptible entre eux ,car il n’y a pas le signifiant de ⒧ Femme qui permettrait que s’écrive une relation logique à deux termes. Aussi, c’est plutôt en l’absence du phallus, que le rapport sexuel a lieu. Dans le tout dernier enseignement, le phallus devient néanmoins un opérateur logique, un « connecteur7Miller J.-A., « Les six paradigmes de la jouissance », La Cause freudienne, n°43, octobre 1999, p. 25.», entre S1 et a. Lacan le qualifie de « serre-fesses8Lacan J., Le Séminaire, livre XXIII, Le sinthome, op. cit., p. 13.», il nomme un trou, il enserre la faille de l’Autre. Alors qu’il était placé sous la dépendance du père, il devient une fonction du S1, une fonction de lettre, de bord, d’agrafe entre le signifiant et le réel, le S1 et l’objet a9Marret-Maleval S., « N’hommer : l’acte du dire, de Lacan à Jim Morrison », Lire le symptôme avec Lacan. Suites et variations, Actes des travaux du bureau de Rennes de l’ACF-VLB, 2018, p. 129-162.. Nora en restaure imaginairement la fonction et permet à Joyce de suppléer au « serrage» phallique.

Lacan souligne qu’elle « ne sert absolument à rien », ce qui n’est pas sans évoquer l’énoncé d’Encore : « La jouissance, c’est ce qui ne sert à rien.10Lacan J., Le Séminaire, livre XX, Encore, texte établi par J.-A. Miller, Paris, Seuil, 1975, p. 10.» Dépréciée, Nora est objet condensateur de jouissance pour Joyce, elle loge la jouissance et entre en fonction pour lui comme objet a. Notons qu’elle soutient l’auteur en son conjoint et qu’il entre dans cette relation comme porteur du nom, du S111Voir sur ce point les travaux d’Aurélie Flore Pascal, thèse en cours à l’université Paris 8, sous la direction de Sophie Marret-Maleval., dont Lacan rappelle que « c’est cela que Joyce valorise aux dépens du père12Lacan J., Le Séminaire, livre XXIII, Le sinthome, op. cit., p. 89.». Lacan indique qu’entre ces deux positions contrastées, elle fait advenir, sur le plan imaginaire, un nouveau type de serrage, suppléant au phallus défaillant : elle le serre comme un gant. Lacan précise : un gant retourné dont le bouton est à l’intérieur. D. Arpin et J.-L. Gault indiquent que Lacan prélève la métaphore du gant et du bouton chez Joyce lui-même, évoquant les pratiques sexuelles des protagonistes13Arpin D. et Gault J.-L., « L’épouse de Joyce », L’Hebdo-blog, op. cit.. La mise en jeu des corps, le serrage de l’organe dans la main de Nora fait consister, voire exister imaginairement, le phallus pour Joyce, il lui permet d’assurer sa tenue d’homme.

Lacan insiste : « dans le gant retourné, le bouton est à l’intérieur14Lacan J., Le Séminaire, livre XXIII, Le sinthome, op. cit., p. 84.», bouton dont il précise : « Ce bouton doit bien avoir une petite chose à faire avec la façon dont on appelle un organe. Le clitoris, pour l’appeler par son nom, est dans cette affaire quelque chose comme un point noir.15Ibid.» Le point noir est la trace de la castration féminine, mais aussi ici, organe condensateur de jouissance, évocateur de l’objet a. L’objet est ainsi, dans le gant retourné, voilé, enserré, masqué à défaut d’être refoulé, corrélé, voire agrafé (puisque le bouton sert précisément à fermer le gant) à la prothèse phallique.

C’est ainsi que cet étrange couple fait advenir le rapport sexuel que d’ordinaire il n’y a pas, mais « c’est un drôle de rapport sexuel16Ibid., p. 83.».

 


  • 1
    Miller J.-A., « Conversation sur le sinthome », Journées Uforca, mai 2011.
  • 2
    Miller J.-A., « L’orientation lacanienne. Pièces détachées », enseignement prononcé dans le cadre du département de psychanalyse de l’université Paris 8, cours du 24 novembre 2004, inédit.
  • 3
    Lacan J., Le Séminaire, livre XXIII, Le sinthome, op. cit., p. 84.
  • 4
    Lacan J., Le Séminaire, livre XIX, …Ou pire, texte établi par J.-A. Miller, Paris, Seuil, 2011, p. 71.
  • 5
    Lacan J., Le Séminaire, livre XXIII, Le sinthome, op. cit., p. 15.
  • 6
    Arpin D., Gault J.-L., « L’épouse de Joyce », L’Hebdo-Blog, n°154, 9 décembre 2018, disponible en ligne.
  • 7
    Miller J.-A., « Les six paradigmes de la jouissance », La Cause freudienne, n°43, octobre 1999, p. 25.
  • 8
    Lacan J., Le Séminaire, livre XXIII, Le sinthome, op. cit., p. 13.
  • 9
    Marret-Maleval S., « N’hommer : l’acte du dire, de Lacan à Jim Morrison », Lire le symptôme avec Lacan. Suites et variations, Actes des travaux du bureau de Rennes de l’ACF-VLB, 2018, p. 129-162.
  • 10
    Lacan J., Le Séminaire, livre XX, Encore, texte établi par J.-A. Miller, Paris, Seuil, 1975, p. 10.
  • 11
    Voir sur ce point les travaux d’Aurélie Flore Pascal, thèse en cours à l’université Paris 8, sous la direction de Sophie Marret-Maleval.
  • 12
    Lacan J., Le Séminaire, livre XXIII, Le sinthome, op. cit., p. 89.
  • 13
    Arpin D. et Gault J.-L., « L’épouse de Joyce », L’Hebdo-blog, op. cit.
  • 14
    Lacan J., Le Séminaire, livre XXIII, Le sinthome, op. cit., p. 84.
  • 15
    Ibid.
  • 16
    Ibid., p. 83.