Étudier Se former > Les blogs des Journées de l'ECF > J50
J50 - Attentat sexuel, Une lecture du discours courant

Un fantasme de séduction aux Assises

© AKOM
23/08/2020
Jean-Claude Maleval

Le faible nombre de dossiers judiciaires consacrés à des cas de viol au XIXsiècle en France illustre les difficultés rencontrées par les femmes de cette époque pour saisir la justice. Surtout quand elle était seule, célibataire, non défendue par un homme ou une famille ; ou au contraire mariée et dépourvue de virginité qui constituait le seul critère reconnu de l’intégrité féminine. La preuve du viol lui incombait toujours. Elle était présumée consentante si l’agresseur était unique. Les médecins experts érigeaient en système le scepticisme à l’égard de leur parole. Menteuses, simulatrices, en quête de mariage : ainsi allaient les femmes. Pesait aussi sur elles la honte de rendre publique l’affront qu’elles avaient subi1Perrot M., Introduction, in Bard C., Chauvaud F., Perrot M., Petit J.-G., Femmes et justice pénale : XIXe-XXe siècles, Rennes, Presses Universitaires de Rennes, 2002, p. 5..

Pourtant une famille de la haute société, celle du général de Morell, commandant de l’École de cavalerie de Saumur, ne recula pas à accuser le lieutenant Émile de La Roncière de « tentative de viol nocturne » à l’égard de leur fille de seize ans. Le 24 septembre 1834, vers deux heures du matin, Marie fut réveillée par le bruit d’un carreau cassé à la fenêtre de sa chambre au deuxième étage de l’hôtel de Morell, situé à Saumur. Un homme entra et alla immédiatement fermer la porte qui communiquait avec la chambre de sa gouvernante. Marie sauta hors du lit et se plaça derrière une chaise. Elle reconnut le lieutenant de La Roncière dont le regard était effrayant. Il se jeta sur elle. Dans la lutte elle fut frappée au bras et sur la poitrine et reçut une morsure au poignet droit ; on la frappa entre les jambes avec un instrument aigu, lui faisant deux blessures « en haut des cuisses ». Muette jusqu’à ce moment, elle poussa un cri, réveillant la gouvernante qui secoua la porte et fit fuir l’assaillant.

Avant de partir, l’assaillant laissa derrière lui une lettre anonyme. Or depuis quelques mois, la famille Morell recevait un grand nombre de lettres anonymes insultantes. Le lieutenant de La Roncière fut soupçonné d’en être l’auteur, dès lors fortement incité à quitter Saumur. Le général Morell, le père de Marie, lui avait fait savoir qu’il n’était plus le bienvenu chez eux. Lors d’une soirée, il aurait dit à la jeune fille, commentant un portrait de celle-ci et de sa mère : « Vous avez une mère charmante, c’est dommage que vous lui ressembliez si peu. »

Cependant, après le départ du lieutenant, les lettres anonymes persistèrent. Dans l’une, on suggéra au général que sa fille était enceinte, et que sa honte serait publiée à Paris ; une autre dit à Marie : « il y a une autre pensée que je savoure, c’est que maintenant vous êtes complètement dépendante de moi. Un lien affreux pour vous nous unira, et, dans peu de mois, vous serez obligée de venir à genoux me demander un nom pour vous et pour un autre » ; une troisième informa madame de Morell que le signataire (car cette lettre anonyme est signée E. de la R.) était instruit de tout ce qui se passait chez elle. On congédia immédiatement deux domestiques. Quelques temps plus tard, Marie trouva dans son cabinet de toilette un petit morceau de papier signé E.R., qui lui causa une crise violente : « Ce que vous aimez le plus au monde, votre mère, votre père et M. d’Estouilly, n’existeront plus dans quelques mois. Vous m’avez refusé, je me vengerai d’abord sur lui ». Selon l’acte d’accusation « Mlle de Morell fut trouvée étendue sans connaissance, tenant le fatal billet froissé dans sa main. Quand elle fut revenue de son évanouissement, elle criait d’une voix entrecoupée de sanglots : « Homme rouge… le papier… on assassine mon père… ma mère. » La crise se prolongea trois jours, et elle fut si grave, que Mlle de Morell reçut l’extrême-onction2Anthony R. W. J., « Une maladie sans nom », Frénésie, vol. II, n°7, 1989, p. 187-208..

Depuis la tentative de viol, la jeune fille était sujette à des attaques nerveuses qui se prolongeaient pendant dix-huit heures sur vingt-quatre. Cet état, composé à la fois de « somnambulisme, de catalepsie et d’extases », dominé par des convulsions, associé à des insensibilités, semblait sans exemple dans les annales de la science, de telle sorte que « les médecins les plus éclairés n’ont pu lui assigner de nom3Roch E., L’observateur des tribunaux français et étrangers : journal des documents judiciaires pour servir à l’éloquence du barreau, de la jurisprudence, des passions, des mœurs et de l’histoire, t. VII, n°1, Paris, 1835, p. 427.».

Les expertises des lettres anonymes aboutirent à une conclusion considérée comme « inconcevable » par la Gazette des Tribunaux : l’écriture était celle de Marie de Morell. Cependant, selon l’acte d’accusation, « sans entrer dans une contre-expertise, sans se livrer à un examen minutieux des écritures, la plus forte des preuves, l’impossibilité morale, s’élève contre ces dernières déclarations. Le style des lettres, les détails licencieux dans lesquels ils entrent, les combinaisons qu’elles indiquent, ne permettent pas de les attribuer à une jeune fille de seize ans, élevée au milieu de sa famille avec un soin religieux ».

L’examen médical de la jeune fille établit que le viol n’avait pas été consommé et que la question d’une grossesse ne se posait pas. Il ne fut par ailleurs jamais démontré que l’inculpé eût pénétré dans la maison par la fenêtre (un rapport d’architecte ne constata aucune trace d’activité à l’extérieur de la maison ; tandis que le vitrier qui avait réparé le carreau déposa que le verre cassé était à l’extérieur).

La Roncière fut déclaré coupable et condamné à dix ans de réclusion. Il en effectua huit.

De tels phénomènes ne sauraient évidemment se reproduire. Nous sommes maintenant avertis de la dimension du fantasme. Quoique … Le nom de la maladie de Mlle Morell reste aujourd’hui aussi méconnu des Traités de psychiatrie modernes que des experts du procès de l’affaire La Roncière. Certes, mais armés des outils des sciences cognitives, les experts ne tomberaient plus dans de semblables erreurs. Marie-Christine Gryson Dejehansart, experte psychologue lors du procès d’Outreau, au début des années 2000, nous l’affirme : aujourd’hui « nous disposons d’une méthodologie fiable pour déterminer si un enfant dit la vérité4« Affaire d’Outreau », déclaration à L’Express, disponible sur internet, Wikipedia.».

  • 1
    Perrot M., Introduction, in Bard C., Chauvaud F., Perrot M., Petit J.-G., Femmes et justice pénale : XIXe-XXe siècles, Rennes, Presses Universitaires de Rennes, 2002, p. 5.
  • 2
    Anthony R. W. J., « Une maladie sans nom », Frénésie, vol. II, n°7, 1989, p. 187-208.
  • 3
    Roch E., L’observateur des tribunaux français et étrangers : journal des documents judiciaires pour servir à l’éloquence du barreau, de la jurisprudence, des passions, des mœurs et de l’histoire, t. VII, n°1, Paris, 1835, p. 427.
  • 4
    « Affaire d’Outreau », déclaration à L’Express, disponible sur internet, Wikipedia.