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J50 - Attentat sexuel, Orientation

Un écrit illisible du non-rapport

© AKOM
18/08/2020
Armand Zaloszyc

J’ai eu récemment l’occasion de m’entretenir avec un petit garçon qui présente un trouble de l’articulation de la parole tel que ce qu’il dit en est rendu quasi incompréhensible. Ce garçon a été placé jusqu’à l’âge de onze mois en foyer et, depuis, chez une assistante maternelle très attentionnée. Il voit ses géniteurs, chacun une heure par mois et, si j’ai bien compris, tous deux présentent de graves troubles du lien social.

Voici maintenant le fait : après un assez long moment où il ne s’est exprimé que par gestes et par mimiques, il va vers le tableau noir qui est là et y trace, allant de droite à gauche, un certain nombre de longues lignes sinueuses dont il dit que c’est son nom en chinois, son nom en égyptien, son nom en d’autres langues encore, telles que je m’aperçois qu’il les répertorie et qu’il les imagine, puisqu’il ne sait pas encore lire, en correspondance avec un tableau des drapeaux des pays du monde qui se trouve de l’autre côté de la pièce.

Autant dire que, si je lui en avais laissé le temps, il n’aurait pas encore fini de décliner, dans toutes les langues qu’il ne connaît pas, le tracé de son nom, à l’inverse de celui par lequel on le nomme et qu’il sait parfaitement écrire en belles lettres capitales qu’il trace de gauche à droite. Ce nom qui est le sien, il le connaît, le reconnaît et l’admet, mais ce qu’il nous écrit dans l’autre sens, qu’il porte à notre attention, ce sont les traits par lesquels il arrache à lalangue des quasi éléments où il tente de circonscrire la jouissance du corps dont il les extrait par l’écriture, mais qui n’en restent pas moins, à ce bord de l’écriture où il les fait parvenir, des traits continus dont la structure pas-toute dominante fait précisément le problème dont résonne son apprentissage de la parole.

Cette transition inaccomplie, ou plutôt hésitante, de l’Un de jouissance à la cisaille du signifiant n’est pas sans rapport avec la manière dont nous pouvons concevoir l’émergence du signifiant Un.

Nous avons pris l’habitude de parler de la percussion du signifiant sur le corps. Disons, plus précisément : de la matière sonore de lalangue sur la substance jouissante du corps. Pourquoi ne pas poursuivre cette métaphore qui ressortit à la fois à la dynamique et à la musique ? Un morceau de lalangue s’arrache lors de cette percussion sur le corps qui se jouit, et vient caractériser un segment de jouissance. Pourquoi parler d’un segment de jouissance ? C’est une expression, certes bien maladroite, pour tenter de dire que la jouissance ainsi distinguée conserve la structure d’infini continu de la « jouissance enveloppée dans sa propre contiguïté », de même qu’un segment de droite conserve la structure d’infini continu de la droite sur laquelle on l’aura borné. Ce « morceau » de lalangue et ce « segment » de jouissance se constituent en une espèce de bout séparé, que j’ai appelé à l’instant un quasi élément (stoikhéion), où ils sont indistincts. Il n’y a là aucune articulation, aucun rapport, c’est, par conséquent, un non-rapport, une monade, un Un-tout-seul que ce que nous appellerons, mais ne pouvons pas encore appeler alors, le signifiant Un1Lacan J., « …ou pire. Compte rendu du Séminaire 1971-1972 », Autres écrits, Paris, Seuil, 2001, p. 550..

L’articulation ne vient qu’en second : elle vient de l’entrée de cet Un-tout-seul dans la langue au sens de Saussure, et c’est alors seulement que ce « quasi élément » devient élément, signifiant articulé à l’Autre signifiant (d’où, en retour, il ne pourra plus être touché que par la via negativa qui le fera décrire comme le sans-rapport) et, après coup, signe d’une trace.

Dans un de ces petits textes de contribution clinique qui font le charme des premiers temps de la psychanalyse, Karl Abraham évoque le cas d’un homme qui, voulant retenir son rêve pour le lui raconter, saisit, à peine éveillé, de quoi l’écrire. Le lendemain, il apporte un long texte dont l’écrit s’avère presque immédiatement complètement illisible. C’est ce qu’Abraham explique comme un effet du refoulement. J’inclinerais volontiers à penser qu’au-delà même du refoulement dont il dit : « Il y a eu formation d’un compromis : le rêve est couché sur le papier, mais l’écriture est illisible et ne trahit rien2Abraham K., « Devons-nous permettre aux patients d’inscrire leurs rêves ? », Rêve et mythe, Œuvres complètes, t. I, Paris, Payot, 1965, p. 126.», cet écrit illisible inscrit dans la relation de transfert la trace de l’Un-tout-seul que Freud trouvait dans l’enchevêtrement de mycélium par où le rêve repose, comme il le dit, sur l’Unerkannt.

  • 1
    Lacan J., « …ou pire. Compte rendu du Séminaire 1971-1972 », Autres écrits, Paris, Seuil, 2001, p. 550.
  • 2
    Abraham K., « Devons-nous permettre aux patients d’inscrire leurs rêves ? », Rêve et mythe, Œuvres complètes, t. I, Paris, Payot, 1965, p. 126.