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J51 - La norme mâle, Sublimations

« Tu seras un homme… »

© D'après J. Fournier.
09/07/2021
Jacqueline Dhéret

Peut-on soutenir qu’avec la psychanalyse, se découvre Encore une part de l’expérience humaine qui, sans elle, la réduirait à des schémas aussi communs que balourds, style « normes » pour aujourd’hui et « mâle » pour hier ? L’exercice jamais clos de la lecture de Freud demeure le lieu d’un apprentissage auquel Lacan nous aide à consentir : l’identité masculine, derrière les apparences, est toujours pour un homme obstinément en devenir bien qu’orientée par « l’impassibilité du désir1Lacan J., Le Séminaire, livre xvi, D’un Autre à l’autre, texte établi par J.-A. Miller, Paris, Seuil, 2006, p. 226.». Faire l’homme, c’est endosser quelques semblants mais pas que. Si la jouissance, effet de discours2Lacan J., Le Séminaire, livre xviii, D’un discours qui ne serait pas du semblant, texte établi par J.-A. Miller, Paris, Seuil, 2007, p. 21., est présence de ce qui « outrepasse », dit Lacan reprenant Freud : « une excitation », est « prise elle-même dans son cycle […] qui ne la comporte pas universellement3Ibid., p. 20.».

Freud en avait idée lorsqu’il parlait, dans la langue de son époque, de polarité sexuelle. S’il avançait que « la sexualité des petites filles a un caractère entièrement masculin4Freud S., Trois essais sur la théorie sexuelle, Paris, Gallimard, 1985, p. 161.», il se demandait ce qui mérite les noms de masculin et de féminin, dans le rapport de chacun à son corps et à l’autre sexe ; il a alors choisi de s’en remettre aux qualificatifs d’actif et de passif5Cf. Lacan J., Le Séminaire, livre xvi, D’un Autre à l’autre, op. cit., p. 222. « Freud… avoue lui-même qu’il est tout à fait impossible de s’en remettre à l’opposition mâle ou femelle, et il lui substitue celle d’actif ou de passif »., des attributs qui ne sont pas, pour qui sait le lire, indicateurs de normes ou de rôles. L’activité, pour Freud, s’attache à la pulsion et il est assez amusant de suivre la façon dont il tente d’articuler le poids, dans la vie psychique, des traces mnésiques qui colorent la vie sexuelle masculine.

L’investigation psychanalytique lui a fait découvrir qu’il existe des représentations du sexuel qui passent par des objets ; liées à des expériences infantiles que l’on peut qualifier de décisives, elles sont remaniées par l’inscription du petit d’homme dans le langage6Freud S., Trois essais sur la théorie sexuelle, op. cit., p. 122 (cf. note ajoutée en 2010).. Freud insiste, par exemple, sur la « prévalence de la main » dans l’activité masturbatoire des garçons avec pour conséquence, à l’âge adulte un reste, un « plus fort que soi », la pulsion d’emprise. Ce Un, la main, écrase l’universel, bien que Freud semble le rapporter à un « pour tout homme ».

On voit à le lire que la norme mâle, « faire l’homme », être fort, ne saurait se ramener au patriarcat, même si le petit garçon aime à dire, « je suis fort comme papa ». Au-delà de l’identification à ce trait de l’homme dans le père, la passivité, du fait de la pulsion, habite aussi le garçon. Ça jouit dans son corps lorsqu’il fait de la musculation. Quant à l’objet a, il n’est pas loin : lorsque « la satisfaction d’emprise » trouve son accomplissement dans l’activité sportive, il arrive que le « petit mec » s’angoisse du bercement qui le saisit dans le train7Ibid., p. 134. ; fragilité de la limite du principe de plaisir. La découverte du trafic ferroviaire a ouvert, à l’époque freudienne, à des expériences de jouissance secouantes. Freud indique que le bizarre est aussi ce qui construit le petit chercheur ou le conducteur de locomotive ! Autre version de la pulsion d’emprise qui, portée par des chaînes signifiantes et modelée par le sujet, garçon ou fille, fait de lui un curieux. Pour la psychanalyse les pulsions partielles se manifestent très tôt et elles sont distinctes de l’activité sexuelle érogène. Si l’on peut dire pour « tous les mâles », car on ne peut pas nommer femelles, Tous les non-mâles8Lacan J., Le Séminaire, livre xvi, D’un Autre à l’autre, op. cit., p. 223..

Le personnage du capitaine mis en scène par l’écrivain américain John Steinbeck, dans son ouvrage Rue de la Sardine, en démontre l’impasse. Il s’enivre avec « ses gars », parle tout seul et évoque sa « merveilleuse femme ». « C’est la plus merveilleuse des femmes. Elle aurait vraiment dû être un homme. Si elle avait été un homme, je ne l’aurais pas épousée.9Steinbeck J., Rue de la sardine, Paris, Gallimard, 1976, p. 109.» Le capitaine peut toujours croire que ses « gars », il les connaît et qu’à ce titre il peut affirmer une solidarité qu’il aimerait bien ouvrir à sa femme. Seulement cette solidarité n’a rien à voir avec elle, « mère-veilleuse » et insaisissable, tout comme la sexualité10Cf. Lacan J., Le Séminaire, livre xvi, D’un Autre à l’autre, op. cit., p. 229..

Qu’en est-il du symbolique, des représentations que l’on peut considérer entre signification et norme ? Il y a toujours eu des partisans du bon vieux temps et des adeptes de la modernité pour trouver que certaines façons de faire, certains qualificatifs a priori banals, sont sacrilèges. Notre modernité, à bien des égards est réductrice, ce pourquoi la psychanalyse dérange. Un homme est peut-être affaire de doxa, une femme, non11Cf. Lacan J., Le Séminaire, livre xviii, D’un discours qui ne serait pas du semblant, op. cit., p. 155.. Les femmes d’une époque existent mais la carence du rapport sexuel et du signifiant de La femme, cette constance-là, nous contraint à donner forme dans la langue, à des épinglages, des façons de dire qui peuvent porter aux préjugés. La langue ne dit pas ce qu’il faut avoir pour se sentir être un homme : le discours s’articule et la jouissance qui fabrique le sujet mâle se supporte, derrière l’image et les représentations, de signifiants. Pas de normes mâles, sauf à refuser les semblants et à les prendre pour des mots d’ordre impersonnels.

À l’époque où le symptôme Nom-du-Père semble envolé, où il n’y a plus de patriarche, un homme peut-il maintenir la promesse du poète anglais, Rudyard Kipling ? Les artistes I Muvrini et Grand Corps Malade12Cf. poème de Rudyard Kipling interprété par Grand Corps Malade, I Muvrini, Tu seras un homme mon fils, en ligne. en osent le pari :

« Si tu peux être fort sans cesser d’être tendre […] / Tu seras un homme, mon fils13Kipling R., Tu seras un homme mon fils, Paris, Mille et une nuits, 1998.»

 

 


  • 1
    Lacan J., Le Séminaire, livre xvi, D’un Autre à l’autre, texte établi par J.-A. Miller, Paris, Seuil, 2006, p. 226.
  • 2
    Lacan J., Le Séminaire, livre xviii, D’un discours qui ne serait pas du semblant, texte établi par J.-A. Miller, Paris, Seuil, 2007, p. 21.
  • 3
    Ibid., p. 20.
  • 4
    Freud S., Trois essais sur la théorie sexuelle, Paris, Gallimard, 1985, p. 161.
  • 5
    Cf. Lacan J., Le Séminaire, livre xvi, D’un Autre à l’autre, op. cit., p. 222. « Freud… avoue lui-même qu’il est tout à fait impossible de s’en remettre à l’opposition mâle ou femelle, et il lui substitue celle d’actif ou de passif ».
  • 6
    Freud S., Trois essais sur la théorie sexuelle, op. cit., p. 122 (cf. note ajoutée en 2010).
  • 7
    Ibid., p. 134.
  • 8
    Lacan J., Le Séminaire, livre xvi, D’un Autre à l’autre, op. cit., p. 223.
  • 9
    Steinbeck J., Rue de la sardine, Paris, Gallimard, 1976, p. 109.
  • 10
    Cf. Lacan J., Le Séminaire, livre xvi, D’un Autre à l’autre, op. cit., p. 229.
  • 11
    Cf. Lacan J., Le Séminaire, livre xviii, D’un discours qui ne serait pas du semblant, op. cit., p. 155.
  • 12
    Cf. poème de Rudyard Kipling interprété par Grand Corps Malade, I Muvrini, Tu seras un homme mon fils, en ligne.
  • 13
    Kipling R., Tu seras un homme mon fils, Paris, Mille et une nuits, 1998.