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J50 - Attentat sexuel, Sublimations

« Transparent », une série hors norme

© AKOM
02/11/2020
Sarah Abitbol

Transparent, série américaine créée par Jill Soloway et diffusée en 20141Soloway J., Transparent, États-Unis, Amazon Video, 2014-2019., est une série sur la famille et sur le sexe et non pas, comme on pourrait le croire, une série sur le transgenre. C’est une double réflexion qui s’entrecroise sans cesse sur ce qu’est être juif et ce que veut dire l’identité sexuelle. Il s’agit de montrer alors en quoi cette double réflexion, traitée d’une manière drôle et émouvante, avec des personnages désorientés, perdus dans leurs doutes et leurs recherches en quête d’amour et de sexe, est le parfait miroir d’une société qui a beaucoup changé sur ces questions.

Plus précisément, nous allons voir alors en quoi cette fiction nous illustre et démontre remarquablement, sans clichés, sans préjugés, sans militantisme et avec beaucoup d’humour et de subtilité, que la sexualité contemporaine n’est plus cachée mais est devenue transparente, non sans provoquer alors un véritable désordre, qu’un ordre supérieur peut tout de même venir contenir.

Le coming-out

On y suit le quotidien d’une famille juive de Los Angeles, les Pfefferman, précisément celle de Maura, Shelly et leurs trois enfants, aux vies et aux sexualités décousues. Maura (auparavant Papa ou Morty), la soixantaine, ancien professeur de science politique, annonce à ses trois enfants qu’elle est une femme. Étonnamment, le coming-out de Maura est accueilli avec un mélange de curiosité, de perplexité, de surprise et d’amusement par une famille quelque peu dysfonctionnelle. Ali, la cadette, lui propose immédiatement de s’appeler désormais Mapa (contraction de maman et papa). Sarah, l’aînée, lui demande : « Tu vas te déguiser en femme maintenant ? » La réponse de Maura est la franchise même : « C’est toute ma vie que je me suis déguisée en homme. Ça c’est juste moi ! » Cette légèreté déconcertante a son envers. Cette confrontation avec un père qui devient une mère n’est pas sans effets sur la vie sexuelle et amoureuse de ses proches. C’est un attentat sexuel !

Une frénésie émotionnelle

Ses enfants semblent dès lors tous entraînés dans une sorte de quête existentielle et de frénésie émotionnelle, qui les amènera à explorer leurs fantasmes sexuels, leurs sentiments pour mieux affronter leurs failles, en cumulant les expériences sans jamais prendre la mesure et les conséquences de leurs actes. Dès lors, ils enchainent les actes manqués l’un après l’autre, provoquant des situations tragi-comiques.

Cela n’est pas sans rappeler « que tout ce qui a affaire avec le sexe est toujours raté2Lacan J., « Conférences et entretiens dans les universités américaines, Yale University, Kanzer Seminar, 24 novembre 1975 », Scilicet, n° 6/7, Paris, Seuil, Le Champ freudien, 1976, p. 19. Et Lacan de poursuivre ainsi : « C’est la base et le principe de l’idée même de fiasco… pourquoi il y a tant d’actes manqués. Freud a parfaitement indiqué qu’un acte manqué a toujours affaire avec le sexe. L’acte manqué par excellence est précisément l’acte sexuel. »». Au fond, en devenant Maura, Morty a trouvé ce que le reste de la famille s’évertue à chercher.

Sarah est mariée à un homme et a deux enfants mais lorsqu’elle croise son ancienne petite amie de l’université elle n’hésite pas et divorce immédiatement pour se marier avec cette femme ; elle rompt cette liaison le soir même de son mariage ! Désespérée, elle se cherche, découvre et explore ses fantasmes masochistes tout en s’impliquant dans la vie communautaire de la synagogue dans l’espoir de trouver une réponse spirituelle à son désarroi. Le désordre, disons-nous !

Le fils Josh est un producteur de musique qui a beaucoup de succès. Cependant, il semble toujours paumé et prêt à suivre tout ce qu’il croise sur son chemin. Il enchaine les conquêtes sans parvenir à aimer ou se faire aimer. Ali est au chômage, elle expérimente diverses formes de sexualité dans une légèreté improbable et s’interroge sur ce qu’elle veut être, ce qu’elle veut faire. Elle finit par se découvrir lesbienne et s’engage dans des études universitaires sur le genre. Elle souhaite écrire une thèse sur le lien entre féminisme, Shoah et judaïsme.

Désordre et transmission

Ainsi, Transparent réussit à faire passer à la fiction un réel, propre au non-rapport sexuel, là où l’être parlant se perd précisément, comme Lacan a pu le relever3Cf. Lacan J., « Le jouir de l’être parlant s’articule », La Cause du désir, n°101, 2019, p. 12. Il nous dit précisément : « Le réel pour l’être parlant, c’est qu’il se perd quelque part, et où ? C’est là que Freud a mis l’accent, il se perd dans le rapport sexuel. », ajoutant alors : « Si Freud a centré les choses sur la sexualité, c’est dans la mesure où, dans la sexualité, l’être parlant bafouille.4Ibid.»

Mais un autre registre semble mis en jeu. En effet, le désordre sexuel des Pfefferman remonte aux générations précédentes. Un flashback étonnant et bouleversant sur les origines familiales de Maura dans l’Allemagne nazie ajoute une dimension historique à ce désordre. Les grands-parents de Maura ont réussi à fuir l’Allemagne avec leur fille Rose, à temps. Mais leur fils Gershon, (donc l’oncle de Maura), transexuel, refuse de fuir avec sa famille et est fusillé par les nazis. Rose, très proche de son frère, restera toute sa vie bouleversée par la perte de ce frère/sœur tant aimé(e) et ne parviendra pas à occuper sa place de mère auprès de ses enfants. Maura, son fils, comme Gershon (son frère), se sent enfermé dans un corps d’homme. Ainsi, on assiste à une sorte de transmission d’une génération à l’autre de ce choix de transexualité. La question reste ouverte bien sûr sur ce qui s’est précisément transmis et sur le choix d’identification sexuelle de Maura dès son jeune âge.

Nous apprenons par ailleurs, par d’autres flashbacks plus récents, les effets subjectifs sur la vie sexuelle et familiale des enfants Pfefferman de la position de ce couple parental : un père qui s’évade périodiquement pour expérimenter clandestinement sa vie de femme, avec une épouse qui ne veut rien savoir parce qu’elle aussi doit se défendre d’un traumatisme sexuel vécu dans l’enfance.

Transparence toute !

Le mode du lien familial est à la fois fusionnel et individualiste, chacun des membres de cette famille étant autocentré sur soi-même. Il n’empêche, les frères et sœurs, très proches tout en étant d’un égoïsme redoutable, sont toujours présents l’un pour l’autre lorsque l’un d’entre eux traverse des épreuves douloureuses. Pas de secret entre eux, l’intimité est à ciel ouvert, transparente… Ils se relatent de manière parfois assez crue leurs aventures sexuelles. C’est que ça parle et ça parle dans cette famille et ça cherche du sens. On saisit bien ici que « C’est vraiment de l’absence du rapport sexuel que l’on peut rendre compte du foisonnement du signifiant et du signifié5Miller J.-A., « Le réel, signifiant extrême », Lire Lacan au xxie siècle, sous la direction de Fabienne Hulak, Champ social, 2019. p. 25.».

Cette transparence les lie mais en même temps les enferme. C’est Josh qui enfin saisira qu’il doit s’extraire de cette jouissance familiale s’il veut s’en sortir. Il dit à sa sœur : « Laisse-moi tranquille, je dois partir, je ne suis pas ton petit ami, je suis ton frère, je veux construire ma propre famille. » Ce sont bien les modalités de jouissance de chacun qui sont transparentes dans cette famille et qui s’élargit à toutes les pièces rapportées de la famille. Cela a quelque chose de très touchant et humain qui suscite beaucoup d’affection, mais aussi qui les enferme dans une folie familiale dont ils ont du mal à se séparer. Len, non-juif (goy), l’ex-mari et l’amant actuel de Sarah, qui participe à une cérémonie à la synagogue, pointe bien cette chose : « J’adore ta famille, vous êtes une famille de fous mais je vous adore ! » En effet, c’est une famille de fous, mais comme le souligne Jacques-Alain Miller : « La faille qui fait l’homme malade est pour toujours l’absence de rapport sexuel, et cette maladie-là est irrémédiable […] L’absence de rapport sexuel invalide toute notion de santé mentale et de thérapeutique6Miller J.-A., « L’analyste et son inconscient », Quarto, n° 119, 2018, p. 11.».

Ce qui est frappant dans cette famille c’est qu’ils arrivent à vivre avec leurs contradictions permanentes et improbables sur un mode joyeux et sans en être trop embarrassés… Ainsi, on assiste à des rassemblements familiaux burlesques. Leur judaïsme est vécu de la même façon, autant déroutant que comique. Tout peut se concilier dans ce judaïsme libéral américain.

Y’a d’ l’Un familial !

Certes, le Un tout seul que Lacan formalise dans son dernier enseignement n’est pas le Un de la fusion, c’est le Un de la solitude de la jouissance, qui ne s’articule pas à un savoir, à un S2 qui pourrait faire sens ou lien. Mais quand les Pfefferman se retrouvent, tous les Uns en tant que membres de la même famille semblent pouvoir se rassembler. Faisons l’hypothèse alors que chaque Un des Pfefferman tente de suppléer au non-rapport sexuel avec la famille, la communauté. Ils font ex-sister la famille, une famille somme toute moderne. Et cela n’est sans doute pas sans lien avec leur judéité, la famille ayant une place importante dans le judaïsme.

Concluons avec Lacan : « Là où il n’y a pas de rapport sexuel, ça fait “troumatisme”. On invente. On invente ce qu’on peut, bien sûr7Lacan J., Le Séminaire, livre xxi, « Les non-dupes errent », leçon du 19 février 1974 (1973-1974), inédit.». Eh bien, disons-le, la famille Pfefferman invente à merveille !


  • 1
    Soloway J., Transparent, États-Unis, Amazon Video, 2014-2019.
  • 2
    Lacan J., « Conférences et entretiens dans les universités américaines, Yale University, Kanzer Seminar, 24 novembre 1975 », Scilicet, n° 6/7, Paris, Seuil, Le Champ freudien, 1976, p. 19. Et Lacan de poursuivre ainsi : « C’est la base et le principe de l’idée même de fiasco… pourquoi il y a tant d’actes manqués. Freud a parfaitement indiqué qu’un acte manqué a toujours affaire avec le sexe. L’acte manqué par excellence est précisément l’acte sexuel. »
  • 3
    Cf. Lacan J., « Le jouir de l’être parlant s’articule », La Cause du désir, n°101, 2019, p. 12. Il nous dit précisément : « Le réel pour l’être parlant, c’est qu’il se perd quelque part, et où ? C’est là que Freud a mis l’accent, il se perd dans le rapport sexuel. »
  • 4
    Ibid.
  • 5
    Miller J.-A., « Le réel, signifiant extrême », Lire Lacan au xxie siècle, sous la direction de Fabienne Hulak, Champ social, 2019. p. 25.
  • 6
    Miller J.-A., « L’analyste et son inconscient », Quarto, n° 119, 2018, p. 11.
  • 7
    Lacan J., Le Séminaire, livre xxi, « Les non-dupes errent », leçon du 19 février 1974 (1973-1974), inédit.