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J51 - La norme mâle, Une lecture du discours courant

Sur l’Histoire de la virilité et de la psychanalyse

© D'après J. Fournier.
18/10/2021
Mathieu Siriot

Au xixe siècle, la virilité consistait à maîtriser son énergie sexuelle, afin d’assurer la réussite reproductive du coït conjugal. Face à une baisse de la natalité, les normes médicales prônaient une préservation du sperme, un coït bref et rigoureux, et alertaient sur les dérèglements sexuels (onanisme, sodomie) qui allaient à l’encontre d’une descendance assurée et de qualité. Les figures du père et de l’époux, soutenues par le code civil, constituaient le socle d’une société disloquée après la révolution. Fleurissaient alors des théories qui expliquaient l’« anormalité » en termes d’hérédité et de dégénérescence. L’homosexualité était considérée par les aliénistes et les médecins de l’époque comme une « inversion de l’instinct sexuel » (Charcot et Magnan, 1882) ou une « pathologie à la dégénérescence » (Krafft-Ebing).

Dans son texte « Homosexualité et virilité », présent dans le tome 2 des trois volumes sur l’Histoire de la virilité, l’historien Régis Revenin affirme que Sigmund Freud a dépassé l’ordre biologique qui prédominait à la fin du xixe siècle et établissait que toutes les perversions sont des formes innées de dégénérescence1Cf. Revenin R., « Homosexualité et virilité », Histoire de la virilité, tome 2. Le triomphe de la virilité. Le xixe siècle, Paris, Seuil, 2011, p. 385.. Dans le tome 3, l’historienne Anne Carol détaille les conceptions freudiennes qui ont été à rebours de la norme biologico-médicale en vigueur au début du xxe siècle. Selon l’auteure, l’ouvrage de Freud Trois essais sur la théorie sexuelle énonce l’existence d’une sexualité infantile et dissocie clairement la sexualité de l’impératif reproducteur. Le moteur de la sexualité en devient la libido, le désir, autant chez la femme que chez l’homme. Freud, aussi, réhabilite la masturbation comme une étape du stade génital, et il considère que chaque être humain est concerné par la bisexualité2Cf. Carol A., « La virilité face à la médecine », Histoire de la virilité, tome 3. La virilité en crise ? Le xxexxie siècle, Paris, Seuil, p. 46.. Plus généralement, ajoute A. Carol, « la réflexion freudienne pose la question de l’inconscient dans la sexualité, et renforce l’approche psychologique de celle-ci par rapport à une vision simplement biologique3Ibid.». Disjointe de la procréation, la sexualité devient alors associée au plaisir, à l’orgasme, aux découvertes, et aux revendications de modes de jouir différents et de droits nouveaux. C’est l’essor de la sexologie moderne du milieu du xxe siècle.

Selon l’historienne Christine Bard, on assiste aussi à cette période, grâce au mouvement des femmes, à une dévirilisation de l’homme occidental. Pour l’historien Arnaud Baubérot, ce mouvement, des années soixante-dix, a tout d’abord « mené à son terme son combat séculaire contre le modèle patriarcal qui fondait traditionnellement l’ordre interne de la famille4Baubérot A., « On ne naît pas viril, on le devient », Histoire de la virilité, tome 3, op. cit, p. 179.». Dans la suite des lois de 1965 sur les régimes matrimoniaux et de 1970, élargissant l’autorité parentale aux deux parents, s’est progressivement imposée la figure du « nouveau père », plus investi auprès de ses enfants. La multiplication des divorces et des schémas de recomposition familiale modifiait la cellule familiale traditionnelle et la figure classique du père. Dès 1938, Lacan annonçait la crise du père, et au milieu des années soixante-dix, il inventait le néologisme père-version pour désigner la pluralisation des versions du père. La critique féministe s’est ensuite attachée à dissocier la masculinité des stéréotypes virils, en montrant que la virilité n’est pas un attribut naturel de l’homme mais résulte de processus éducatifs et sociaux. Les femmes ont fait valoir, comme le dit Lacan, la dimension de semblant des identités sexuelles, inhérente et constitutive des rapports entre les sexes. Pour le psychanalyste français, on se fait homme ou femme à partir du jeu des semblants qui circulent dans le discours courant, et non pas selon un déterminisme naturel. La dévirilisation de l’homme a justement permis une appropriation et un usage des semblants virils masculins. Comme l’évoque C. Bard, les mouvements gays et lesbiens ont ensuite usé des standards de la virilité. Elle donne l’exemple des butchs-fems mais aussi des punks, ou des drag-kings, qui ont parodié et joué avec le look de la masculinité.

À partir des années 1990, cet élan à la transformation – « qui donne le sentiment exaltant de pouvoir choisir son identité, de pouvoir jouer de plusieurs identités5Bard C., « La virilité au miroir des femmes », Histoire de la virilité, tome 3, op. cit, p. 129.» – va s’incarner dans la formation de nouveaux mouvements se dénommant pro-sex, queer, puis trans. Ces mouvements revendiquent l’effacement des catégories habituelles de la sexualité au profit d’autres identités, voire la disparition de toute marque d’identité sexuelle.

Depuis Freud, la psychanalyse a toujours été en lien avec son époque, mais en tenant une place subversive vis-à-vis du discours dominant. L’envers du discours psychanalytique, disait Lacan, c’est le discours du maître6Cf. Lacan J., Le Séminaire, livre xvii, L’envers de la psychanalyse, texte établi par J.-A. Miller, Paris, Seuil, 1991, p. 158.. Et, c’est bien ce qui en fait une pratique et une théorie hors normes.

 


  • 1
    Cf. Revenin R., « Homosexualité et virilité », Histoire de la virilité, tome 2. Le triomphe de la virilité. Le xixe siècle, Paris, Seuil, 2011, p. 385.
  • 2
    Cf. Carol A., « La virilité face à la médecine », Histoire de la virilité, tome 3. La virilité en crise ? Le xxexxie siècle, Paris, Seuil, p. 46.
  • 3
    Ibid.
  • 4
    Baubérot A., « On ne naît pas viril, on le devient », Histoire de la virilité, tome 3, op. cit, p. 179.
  • 5
    Bard C., « La virilité au miroir des femmes », Histoire de la virilité, tome 3, op. cit, p. 129.
  • 6
    Cf. Lacan J., Le Séminaire, livre xvii, L’envers de la psychanalyse, texte établi par J.-A. Miller, Paris, Seuil, 1991, p. 158.