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J53 , Orientation

Silence et interprétation

23/10/2023
Hélène Bonnaud

Le symbolique qui est, au début de l’enseignement de Lacan, la voie royale de l’interprétation comme révélation d’une vérité cachée ou ignorée, a, aujourd’hui, perdu de sa force subversive. Le discours du maître s’est emparé de l’effet surprise qu’elle provoque, faisant de l’inconscient un partenaire du non-su qui se dévoile. Lorsque Jacques-Alain Miller indique que « l’interprétation n’est pas autre chose que l’inconscient, que l’interprétation est l’inconscient même1Miller J.-A., « L’interprétation à l’envers », La Cause freudienne, no 32, février 1996, p. 9-13. », celle-ci est déjà écrite. Il s’agit dès lors d’en lire le texte, d’en saisir la logique et le chiffrage, « au bout de quoi il n’a plus soif2Lacan J., Le Séminaire, livre XXIII, Le sinthome, Paris, Seuil, 2005, p. 15. », selon la formule de Lacan.

Pour que s’obtienne ce jusqu’à plus soif concernant les signifiants de son analyse, leur sens, leur valeur de vérité, de sens joui, etc., le silence joue une fonction primordiale. Le plus soif résonne avec le plus rien à dire de la fin de l’analyse.

Un savoir parlé

Au début de son analyse, l’analysant se pose la question de son être, de son manque-à-être plus précisément, cherchant à identifier les ressorts de ses symptômes en usant de l’interprétation comme parole qui se dépose dont les effets s’écrivent « en chaîne de lettres si rigoureuses qu’à la condition de n’en pas rater une, le non-su s’ordonne comme le cadre du savoir3Lacan J. « Proposition sur le psychanalyste de l’École », Autres écrits, Paris, Seuil, 2001, p. 249. ». Cette condition ne peut s’écrire que si l’interprétation a agi pour forcer ce passage du non-su au cadre du savoir, référence au cadre du fantasme comme limite à ce qui peut s’en dire. Dès lors, l’interprétation resserre l’inconscient, le met en ordre, détache les signifiants maîtres, isole la jouissance qui, elle, ne se dit qu’entre les lignes. En cela, l’interprétation est l’opération qui traduit l’inconscient dont on est sujet. Elle surligne le savoir qui s’extrait de la parole. Et, ajoute Lacan dans le Sinthome, « l’inconscient suppose toujours un savoir, un savoir parlé. L’inconscient est entièrement réductible à un savoir. C’est le minimum que suppose le fait qu’il puisse être interprété4Lacan J., Le Séminaire, livre XXIII, Le sinthome, op. cit., p. 131. ».

Place du silence dans l’interprétation

Qu’est-ce que le silence dans une analyse ? Comment le situer au regard de l’interprétation ? Qu’est-il dans la panoplie de ce que nous mettons en série dans les modalités propres que nous repérons dans l’interprétation : ponctuer, scander, couper ? Celles-ci, en effet, ne sont possibles que si le silence de l’analyste a permis la mise en place du transfert et plus spécialement du sujet supposé savoir. Il y a un se taire propre à l’analyste. Pour que l’interprétation ait une chance d’avoir un effet, il faut qu’elle se détache comme événement, et cela ne peut se faire que sur fond de silence. « Pratiquer la psychanalyse porte plutôt au silence. […] Faire l’analyste, c’est d’abord faire silence, se taire – pour que l’autre parle. Cette ablation est au principe de la position de l’analyste, ablation de la langue, et du reste, du poumon, de la voix qui porte. L’analyste ne se prononce pas, il attend. Il attend, retiré dans le silence5Miller J.-A., « La logique et l’oracle », La cause du désir, no 90, 2015, p. 133. ». Cette éthique du silence de l’analyste est, depuis Freud, une des conditions de l’acte analytique. C’est ce que J.- A. Miller a nommé silet dans son cours du même nom. C’est le silet de l’analyste qu’il différencie du tacere, du se taire qui peut faire penser qu’on s’oblige à se taire ou qu’on vous y oblige, alors que le silere veut dire « rester silencieux6Miller J.-A., « L’orientation lacanienne. Silet », enseignement prononcé dans le cadre du département de psychanalyse de l’université Paris 8, cours du 23 novembre 1994. ». On saisit là que la parole de l’analyste, en se faisant rare, en s’inscrivant dans ce silencieux de la parole, lorsqu’elle survient, ait un effet majeur dans le discours de l’analysant. On peut même dire qu’en rompant le silence qu’il s’impose, la parole de l’analyste interrompt celle de l’analysant, et introduit, avec la levée de la séance, du nouveau. C’est l’interprétation qui desserre le silence de l’analyste. Parfois, l’analysant dit « Pouvez-vous répéter ? Je n’ai pas compris. » Cela situe l’enjeu de la question de l’interprétation qui n’est pas de comprendre mais d’entendre.

Vers le hors sens

Mais il y a un autre silence de l’analyste qui ne relève pas de l’interprétation-vérité, mais de l’interprétation qui vise le réel du symptôme. Il ne s’agit plus d’ouvrir aux occurrences de la vérité, mais de prendre acte du mensonge qu’elles réactivent, sans pour autant arriver à le coincer. Il y a un silence de l’analyste qui s’oppose au silence du début de la cure qui fait page blanche à la parole analysante. Ce silence est au contraire, une réponse en forme de « bouche cousue ». Ce silence est un acte. Il s’agit de répondre à la jouissance de la parole en lui opposant « un plus rien à te dire », voire un « tu l’as déjà dit ». Ce silence ne nourrit pas l’interprétation et par là même, ouvre à l’irréversibilité de la fin de l’analyse telle que Lacan en parle dans la Proposition du 9 octobre, au même titre que nous faisons de la coupure, un des modes de l’interprétation. Le silence n’est pas la coupure. Celle-ci crée un avant et un après. C’est l’après coup qui en délivre la portée, ce qui est le propre même de l’interprétation comme effet analytique. Le silence qui dure fait plutôt tomber la suspension qu’implique l’interprétation. C’est pour cela qu’il y a à les différencier. Le silence renvoie directement à la pulsion de mort. Elle fait consister le « il ne me dit rien » de l’analyste comme réponse du réel. Celui-ci, en effet, implique bien plus qu’un se taire de l’analyste. Il fait consister le dire de l’analysant comme sans réponse. Il anticipe, en quelque sorte, le silence qui prévaut, dans l’analyse, après le passage de l’inconscient transférentiel à l’inconscient réel. En effet, tant que l’interprétation opère, « elle vise à séparer l’atome de signifiance et l’atome de jouissance dans la molécule fantasmatique7Miller J.-A., « L’orientation lacanienne. Choses de finesse en psychanalyse », enseignement prononcé dans le cadre du département de psychanalyse de l’université Paris 8, cours du 13 mai 2009. », et pour se faire, l’interprétation répercute les signifiants. Quand il s’agit de l’interprétation qui cherche à opérer sur la jouissance, le silence se fait écho d’un dire qui ne peut pas se dire. Cette jouissance qui ne se lit qu’entre les lignes, inclut le silence comme impossible à dire. Sa répercussion comme modalité de ne pas dire, fait résonner le fait que tout ne peut pas se dire, d’une part, mais aussi que la jouissance y fait obstacle.

Vers l’en-deçà de la parole

La fin de l’analyse est une voie vers le silence. L’inconscient-interprétation du désir et de la vérité tourne en boucle, s’appauvrit et vient se heurter au mur du symptôme qui ne change pas. Ce moment a été repéré par J.-A. Miller comme le premier moment de passe dans l’analyse. C’est le « désêtre8Lacan J., « La proposition sur le psychanalyste de l’École », op. cit., p.254. », dit Lacan, marquant ce temps subjectif de destitution subjective dont il indique que d’en parler « n’arrêtera jamais l’innocent, qui n’a de loi que son désir9Ibid., p. 252. ». La poursuite de l’analyse au-delà du sens, interroge le reste symptomatique, au-delà de la vérité. Quand l’analysant finit son analyse dans le moment du désêtre, il part avec une perte d’être, mais aussi avec un gain, si on le lit du côté de la jouissance, car celle-ci est toujours positive. Si l’analyse se poursuit, le silence en a permis l’accès vers le réel du symptôme. La fin de l’analyse par le sinthome est fondamentalement une voie (x) de silence, celle que choisit l’analysant quand il devient analyste, mais aussi celle qui fait du corps qui se jouit, une jouissance corporisée par le signifiant dont il s’agit de dire quelque chose. Ce qu’une analyse permet à celui qui fera céder le silence de la jouissance.

  • 1
    Miller J.-A., « L’interprétation à l’envers », La Cause freudienne, no 32, février 1996, p. 9-13.
  • 2
    Lacan J., Le Séminaire, livre XXIII, Le sinthome, Paris, Seuil, 2005, p. 15.
  • 3
    Lacan J. « Proposition sur le psychanalyste de l’École », Autres écrits, Paris, Seuil, 2001, p. 249.
  • 4
    Lacan J., Le Séminaire, livre XXIII, Le sinthome, op. cit., p. 131.
  • 5
    Miller J.-A., « La logique et l’oracle », La cause du désir, no 90, 2015, p. 133.
  • 6
    Miller J.-A., « L’orientation lacanienne. Silet », enseignement prononcé dans le cadre du département de psychanalyse de l’université Paris 8, cours du 23 novembre 1994.
  • 7
    Miller J.-A., « L’orientation lacanienne. Choses de finesse en psychanalyse », enseignement prononcé dans le cadre du département de psychanalyse de l’université Paris 8, cours du 13 mai 2009.
  • 8
    Lacan J., « La proposition sur le psychanalyste de l’École », op. cit., p.254.
  • 9
    Ibid., p. 252.