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J46 - L'objet regard, Sublimations

Se voir voir

© J. Fournier. Photo P. Metz. LM
20/09/2016
Victoria Horne Reinoso

« [Le peintre] donne quelque chose en pâture à l’œil, mais il invite celui auquel le tableau est présenté à déposer là son regard, comme on dépose les armes. C’est là l’effet pacifiant, apollinien, de la peinture. Quelque chose est donné non point tant au regard qu’à l’œil, quelque chose qui comporte abandon, dépôt, du regard.1Lacan J., Le Séminaire, livre XI, Les quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse, texte établi par J.-A. Miller, Paris, Seuil, p. 93.»

L’artiste américain James Turrell travaille depuis les années soixante avec la lumière, construisant des installations qu’il appelle des « environnements perceptuels ». Dans ses œuvres de la série Skyspace, il vise à mettre le spectateur en situation de « se voir voir ».

Deux œuvres, réalisées avec vingt ans d’écart, permettent de saisir comment, sans donner d’objet ni d’image à voir, Turrell met en scène la pulsion scopique.

Exposée à Poitiers en 1992, Heavy Water est une structure logeant une piscine qui contient un cube immergé dans l’eau. Il faut plonger, passer sous la paroi, afin d’accéder au cœur de l’œuvre. Lorsque l’on émerge, c’est un bain de lumière qui nous accueille. Un cube blanc, dont le pourtour nous invite à nous asseoir pour contempler, est le décor minimal. Le regard se porte vers le haut du cube qui encadre un tableau d’une profondeur de champ infinie : l’immensité du ciel !

Installation exposée au Guggenheim Museum de New York en 2013, Aten Reign est une œuvre dont le matériau est également la lumière, lumière de couleurs, calculée, maitrisée. Ce n’est plus le ciel qui appelle le regard, mais la lumière qui émane de l’architecture, du vide central de cette chapelle de l’Art, baignée par cette irradiation colorée qui nous enveloppe, modulant des intensités et des tonalités différentes.

Ce ne sont pas des œuvres « à voir », mais des dispositifs qui nous font regarder là où il n’y a pas d’objet ni d’image à voir.

Nous ne pouvons pas voir Heavy Water dans sa totalité. La structure occulte l’intérieur, le désir est attisé. La pulsion y est d’emblée mise en jeu. Mais elle l’est, également, par le fait qu’il faut y mettre son corps, se mouiller, pour voir ce qu’il y a au centre. C’est une expérience où l’on fait partie du dispositif, on est dans l’œuvre, on y fait tache, elle nous assigne la place d’un regard. L’artiste cadre ce paysage si connu, nous faisant « nous voir le voir » en le regardant autrement.

Aten Reign met aussi en jeu le corps par la puissance de cette présence lumineuse qui nous embrasse. Et ce qui nous frappe, et nous pousse à y regarder encore, c’est cette variation des couleurs qui a lieu sans que l’on puisse situer le point de bascule. Les couleurs ne se ressemblent pas, néanmoins le point de franchissement reste imperceptible.

Dans l’une, l’artiste opère une découpe dans la continuité incommensurable de l’infini du ciel, présentifiant un au-delà invisible qui se dérobe. Dans l’autre, il offre une variation des couleurs qui sont dans une continuité aux points d’inflexions insaisissables. Quelque chose nous échappe, n’est pas visible dans ce qui est pourtant montré « à ciel ouvert ».

Toutes deux nous invitent à nous poser pour satisfaire la pulsion dans l’acte de regarder. C’est le dispositif de regard qui fait l’œuvre. La pulsion, elle, ne travaille que pour sa propre satisfaction. Ces œuvres témoignent du fait que la jouissance de la pulsion scopique n’est pas, à proprement parler, dans l’objet regardé, mais dans le regard qui s’y dépose.

Pour aller plus loin: l’artiste dispose d’un site web.


  • 1
    Lacan J., Le Séminaire, livre XI, Les quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse, texte établi par J.-A. Miller, Paris, Seuil, p. 93.