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J52 , Orientation

Se faire un nom

06/09/2022
Virginie Leblanc-Roïc

« J’ai un programme politique. Je suis pour la suppression de l’héritage, de l’obligation alimentaire entre ascendants et descendants, je suis pour la suppression de l’autorité parentale, je suis pour l’abolition du mariage, je suis pour que les enfants soient éloignés de leurs parents au plus jeune âge, je suis pour l’abolition de la filiation, je suis pour l’abolition du nom de famille.1Debré C., Nom, Paris, Flammarion, 2022, p. 107. »

Ce Nom, troisième ouvrage de l’écrivaine Constance Debré est un « non » lancé à la figure de la famille-étouffoir, un « non » lancé spécialement au patronyme Debré, à la chape mortifère de normes, de silences et dévoiements qu’il charrie pour celle qui en fut des années durant le porte-étendard. C’est un « non » qui claque et résonne longtemps aux oreilles du lecteur, un « non » qui agace autant qu’il vise juste mais porte indéniablement le souffle d’une voix et d’une écriture.

C’est que Constance Debré a le verbe haut et de qui le tenir : petite fille du Premier ministre gaulliste Michel Debré, nièce de Jean-Louis et Bernard, tous deux ministres, fille de François, prix Albert Londres pour ses reportages de guerre, elle a arpenté de longue date, comme avocate, les concours d’éloquence et les cours d’assises, après avoir « appris à lire sur du papier à en-tête de l’Assemblée Nationale2Disponible sur internet.» et suivi les brillants parcours des héritiers républicains.

Mais c’était avant. Avant qu’elle ne devienne lesbienne, quitte son mari, remette en cause l’amour maternel après qu’il l’eut coupée de son fils ; avant qu’elle ne révèle l’envers du décor familial, l’amour des parents pour l’opium puis la longue dégringolade dans l’héroïne et l’alcool, la mort de la mère, personnage haut en couleur issu d’une lignée d’aristocrates ruinés, les secrets de famille des Debré et la lente agonie du père.

À la question « Faut-il tout gâcher ? », qui lui permit jadis de pénétrer le cercle de la Conférence de Paris, « cette institution du barreau de Paris qui consacre les talents d’orateurs3Ibid. », Constance Debré lance un grand « oui » cette fois-ci, et même plus : l’entreprise à laquelle elle se livre n’est pas de déconstruction, mais bel et bien de pure et simple démolition, dans un style plus radical encore que celui de ses deux précédents ouvrages : Je suis ce que je dis que je refuse d’être. Si Play Boy et Love me tender questionnaient les fondements de son couple, de l’amour maternel comme de son amour pour les femmes, c’est aux racines même de l’héritage qu’elle s’attaque ici, révélant la face obscure du nom : « Avec le grand-père ministre qui n’a pas de corps, qui n’a que son titre de ministre derrière sa cravate moche, son nom et l’histoire qu’il se raconte et que tout le monde achète. Avec ces fils qui cachent leurs corps derrière leurs fausses phrases, qui cachent leurs peurs derrière leurs mariages, leur nombre d’enfants bien comme il faut, et leur carrière aussi […]. Ils sont fous, bien sûr qu’ils sont fous les Debré, leur folie, ils l’appellent l’État, ils l’appellent la France. Pour oublier peut-être qu’ils sont un peu juifs. Il a oublié qu’il porte un nom juif, le Premier Ministre, que son grand-père était rabbin, qu’il a des cousins qui ne sont jamais revenus des camps.4Debré C., Nom, op. cit., p. 55. »

Devrait-on alors considérer, avec Lacan, que Constance Debré est de ces névrosé(e)s « Sans-nom », que « leur nom propre importune5Lacan J., « Subversion du sujet et dialectique du désir », Écrits, Paris, Seuil, 1966, p. 826. », ce nom qui n’est pas un signifiant comme un autre mais épingle plutôt le sujet comme ce reste de l’opération signifiante, cet « impensable6Ibid.», moins maillon de la lignée que son objet-rebut ? Voilà comment on pourrait saisir le destin que l’écrivaine fait sien, elle qui se dit « née pour terminer un sale boulot, je dis sale mais je pense beau, un beau boulot, le plus juste, le plus moral, […] celui de détruire, finir, […] pas réparer comme ils disent toujours, il n’y a rien à réparer, mais au contraire rompre, partir, participer à la grande entreprise de perte, l’accélérer, achever les choses. Quel est ton nom, Personne, c’est rien le nom, c’est comme la famille, c’est comme l’enfance, je n’y crois pas, je n’en veux pas.7Debré C., Nom, op. cit., p. 14. »

Mais c’est loin de la psychanalyse et même précisément contre l’hypothèse de l’inconscient que Constance Debré situe son entreprise. De Deleuze et Guattari, elle retient qu’il s’agit de « défaire son moi » plutôt que le « retrouver8« Là où la psychanalyse dit : Arrêtez, retrouvez votre moi, il faudrait dire : Allons encore plus loin, nous n’avons pas encore trouvé notre corps sans organes, pas assez défait notre moi. » Deleuze G. et Guattari F., Mille plateaux, épigraphe de Nom de C. Debré, op. cit.», ce que serait le but d’une analyse, s’égarant dans les pires clichés de l’égo-psychologie là où paradoxalement, tout son ouvrage et l’entreprise de séparation qu’il constitue s’appuie sur le lent réordonnancement finalement très analytique de son histoire, celle de ses parents, la place qu’elle y a prise et sa proximité avec son père, seul fils à avoir dévié du destin tout tracé des Debré. À force de marteler le refus de son nom, tout se passe donc comme si elle le rendait d’autant plus consistant, moins sous l’axe symbolique que sous celui de la rivalité avec ses oncles, donnant à voir à quel point refus du nom et gonflement du moi semblent intimement liés.

Aussi Constance Debré se situerait-elle davantage du côté des non-dupes que des Sans-nom, elle qui se propose, avec son corps et son écriture, de lutter contre ce qu’elle nomme « la vie lamentable », celle qu’on vit sans même y penser, elle qui a peut-être vu d’un peu trop près ce que recouvraient le mot « amour », le mot « famille », et puis peut-être aussi le mot « justice ». N’est-elle pas une de ces voyageuses que repère Lacan, qui errent, loin des « grands routes », perdues dans l’imaginaire9Cf. Delarue A., Les traces du père, Hebdo-blog, no 253, novembre 2021, disponible sur internet.?  « La seule chose dont ils ne s’aperçoivent pas, c’est que rien qu’à faire surgir cette fonction de l’étranger, ils font surgir du même coup […] la troisième dimension, celle grâce à quoi des rapports de cette vie, ils ne sortiront jamais, si ce n’est d’être alors plus dupes encore que les autres, de ce lieu de l’Autre, pourtant, qu’avec leur imaginaire ils constituent comme tel.10Lacan J., Le Séminaire, livre XXI, « Les non-dupes errent », leçon du 13 novembre 1973, inédit. »

Face à ce qui pour elle semble s’être dévoilé crûment du réel, Constance Debré se tient donc avec rigueur et panache à ces pratiques de corps que constituent pour elle l’écriture, la nage quotidienne, et l’amour pour les femmes. Elle n’a pas fait le choix d’aimer son inconscient et a refusé fermement le parcours analytique qui peut offrir, au terme du trajet, et comme le formule avec précision Éric Laurent, de parvenir à dire « je suis ceci qui est le produit de mon analyse et des noms que j’y ai obtenus11Laurent É., « L’impossible nomination, ses semblants, son sinthome », La Cause freudienne, n77, 2011.», noms où se conjoignent marque symbolique et trait de jouissance. Mais peut-être est-elle en train de se faire un nom autrement, dans l’épreuve matérielle de l’inscription de ce rythme qui lui est propre et fait surgir, page après page, un style.


  • 1
    Debré C., Nom, Paris, Flammarion, 2022, p. 107.
  • 2
  • 3
    Ibid.
  • 4
    Debré C., Nom, op. cit., p. 55.
  • 5
    Lacan J., « Subversion du sujet et dialectique du désir », Écrits, Paris, Seuil, 1966, p. 826.
  • 6
    Ibid.
  • 7
    Debré C., Nom, op. cit., p. 14.
  • 8
    « Là où la psychanalyse dit : Arrêtez, retrouvez votre moi, il faudrait dire : Allons encore plus loin, nous n’avons pas encore trouvé notre corps sans organes, pas assez défait notre moi. » Deleuze G. et Guattari F., Mille plateaux, épigraphe de Nom de C. Debré, op. cit.
  • 9
    Cf. Delarue A., Les traces du père, Hebdo-blog, no 253, novembre 2021, disponible sur internet.
  • 10
    Lacan J., Le Séminaire, livre XXI, « Les non-dupes errent », leçon du 13 novembre 1973, inédit.
  • 11
    Laurent É., « L’impossible nomination, ses semblants, son sinthome », La Cause freudienne, n77, 2011.