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J50 - Attentat sexuel, Sublimations

Rien dire

Autour de "Zone grise", de L. Robert

© AKOM
26/10/2020
Alice Ha Pham

« Je n’ai pas dit non une seule fois », c’est ce dont témoigne avec sincérité Loulou Robert dans son récit Zone grise1Robert L., Zone grise, Paris, Flammarion, 2020, p. 175.. Elle y retrace avec courage les circonstances et coordonnées d’un attentat sexuel qu’elle a subi.

Loulou Robert a dix-huit ans lorsque, lors d’un shooting photo, elle se fait violer par le photographe. C’est son premier vrai shooting, elle débute alors dans le mannequinat, et a la chance d’être choisie par un photographe reconnu, pour une séance de photos de nue. À la fois impressionnée, flattée et apeurée, elle accepte. Ses agents sont contents, sa mère également, elle ne veut pas les décevoir. D. « sait mettre la femme en valeur2Ibid., p. 69.» se dit-elle, « Je vais être photographiée comme une femme. Comme une femme…3Ibid., p. 62.». Elle part alors seule avec lui – sans équipe technique – dans un château du centre de la France.

La séance commence bien, Loulou se sent en confiance et se laisse guider par le photographe. Elle se sent, enfin, à sa place. « J’aime qu’il me prenne en photo. C’est nouveau, différent. Je ne suis pas une petite fille. Je ne suis pas malade. Je suis autre chose.4Ibid., p. 73.» Mais très vite, les choses dérapent. Une photo de nue sur un lit bleu et la ligne est franchie. D. la touche, la caresse, s’allonge sur elle et la pénètre. La scène se reproduira dès lors à chaque photo dans toutes les pièces de la demeure, sa chambre, la piscine, la douche, le jardin… « L’espace de quarante-huit heures, il fait ce qu’il veut de moi. Je suis sa muse, je suis son objet de désir. […]. J’obéis5Ibid., p. 90.», relate-t-elle.

Une histoire

Elle rentre chez elle et c’est comme un point trouble. Elle refoule. Elle raconte alors, elle se raconte alors qu’elle a eu une histoire avec D. Elle le reverra même quelque fois. « C’est comme aller voir un docteur. Il me traite comme une femme, comme toi tu ne me traites pas6Ibid., p. 109.», dit-elle à son petit ami de l’époque. Pour elle, c’est ça « être une femme », un homme qui la regarde comme une femme, qui la désire comme une femme et qui la fait devenir femme. Elle le laisse faire d’elle une femme. C’est la version qu’elle sert à sa mère, à son petit ami, c’est la version qu’elle se sert.

Mais qu’est-ce qu’être une femme ? Qu’est-ce que devenir femme pour Loulou Robert ? Être une image sur du papier glacée ? Être une poupée ? Être l’objet de désir d’un homme ? Ou plutôt se faire objet de sa jouissance ? C’est de cette méprise dont elle est victime. Là où elle consent, enfin, à sa féminité – après un épisode d’anorexie à l’adolescence – elle est dupée, abusée. D. ne la désire pas en tant que femme, D. veut jouir d’elle. Et « la jouissance de l’Autre […] n’est pas le signe de l’amour7Lacan J., Le Séminaire, livre XX, Encore, texte établi par J.-A Miller, Paris, Seuil, 1975, p. 11 et 173.».

Je n’ai pas dit non une seule fois.

L. Robert

Ravage mère-fille

Avec beaucoup d’honnêteté, Loulou Robert dit que, de toujours, elle s’est méprise sur la teneur des relations entre garçon et fille. Elle rêvait du grand Amour, d’histoires romanesques, chastes. Longtemps elle a joué à la poupée, s’est raconté des histoires jusqu’à ce qu’elle se fasse, elle-même, poupée offerte à la jouissance des hommes. Jusqu’à cette histoire avec D.

Loulou voulait que sa mère soit fière d’elle et craignait de la décevoir. Briller, là où cette dernière était transparente. Sa mère avait choisi une vie derrière les autres, pour les autres, se rendant indispensable et trouvant ainsi un sens à sa vie. C’est une femme qui n’existe pas pour elle-même, qui ne se regarde pas et qui vit à travers son mari et ses enfants. « Jamais rien pour elle8Robert L., Zone grise, op. cit., p. 103.», écrit Loulou Robert. Le lien si fort qui l’unit à sa mère, la ravage. Cette mère a tremblé pour elle quand rongée par l’anorexie son cœur avait menacé de lâcher. Cette mère, dans le même temps, se battait contre plusieurs cancers du sein.

Cette mère, elle l’aime par-dessus tout. C’est elle qui l’a encouragée dans le mannequinat. La toute première séance photo – avant même sa carrière de mannequin – alors qu’elle n’a que 15 ans, se passe sous le regard admiratif de sa mère. Elle est fière de Loulou. Elle ne veut pas que sa fille finisse comme elle. Elle pense que devenir mannequin lui fera du bien, l’aidera à s’en sortir. Loulou, quant à elle, veut faire plaisir à sa mère, ne veut pas l’inquiéter, elle fait ce qu’elle lui demande de faire, elle est ce qu’elle lui demande d’être. Un bon petit soldat.

Rien

Aujourd’hui, Loulou Robert repère que le schéma est toujours le même. C’est une seule et même histoire qui se répète. « De l’enfant à la femme : je n’ai pas dit non une seule fois. J’ai fermé les yeux. Je n’ai rien fait. Je n’ai pas pensé. J’ai attendu. J’ai reproduit. J’ai récité par cœur. J’ai été un bon petit soldat.9Ibid., p. 175.»

Ce viol qu’elle a subi en 2011, Loulou Robert n’a pas pu en parler, elle n’arrivait pas à se l’expliquer. C’est l’écriture qui lui a permis de mettre des mots sur ce dont elle n’avait même pas conscience10« Je n’ai pas dit non une seule fois », entretien avec Victoire Tuaillon, Programme B, podcast de Binge Audio, décembre 2018, disponible sur internet..

« Moi, je n’arrive pas à expliquer
Ils me diront : pourquoi tu n’as pas dit non ? (…)
Ils me diront beaucoup de choses et je ne dirai rien.
Rien, non pas par choix
Rien, comme une punition
Rien, je n’ai pas le vocabulaire.
Rien, rien n’est clair.
Rien, je ne décrirai pas ce que je ne vois pas.
Rien, je ne raconterai pas ce que je ne sais pas.
11Robert L., Zone grise, op. cit., p. 130.»

Ce rien à dire consonne avec le rien de l’anorexie qui l’a précipité au bord du gouffre quelques années auparavant. Un « silence oral12Fliess R., « Silence et verbalisation », in J.-D. Nasio (s/dir.), Le silence en psychanalyse, Paris, Payot, 1998, p. 80. Dans son article, Robert Fliess distingue trois types de silence, le silence urétral, le silence anal et le silence oral – le plus régressif.», comme le nomme Robert Fliess, sans aucun affect, une impuissance à parler. Un rien oral. Cette bouche qui se ferme sur elle-même et engloutit le troumatisme, celui-là même qui se répète depuis l’éveil du printemps.

À l’âge de onze ans, Loulou se retrouve une nuit sous une tente avec un garçon de dix-sept ans. Il lui fait « des choses, qui resteront longtemps des choses. Car à l’époque, je ne peux les nommer13Robert L., Zone grise, op. cit., p. 160.». L’été suivant, c’est un surfeur de quinze ans qui lui fait des choses un soir sur la plage. Puis à douze ans, elle sort avec Trévor, le bellâtre du collège. Il en a seize. Il l’entraîne dans sa chambre, cette fois elle se fige, impossible d’obtenir quoi que ce soit d’elle. Le garçon la largue le soir même.

C’est en écrivant Zone grise que Loulou Robert fait alors le lien : à quinze ans, elle décide de ne plus manger, elle décide « que les formes de femme ne se poseraient jamais sur [son] corps14Ibid., p. 169.». C’est sur ces choses qu’elle ne peut pas nommer, ce trouma, qu’a débuté sa sexualité. « La graine est plantée15Ibid., p. 168.», écrit-elle. Après D., il y aura encore d’autres mauvaises rencontres, dont un petit ami partenaire-ravage.

La jouissance de l’Autre […] n’est pas le signe de l’amour.

J. Lacan

La contingence

Ne rien dire, séparer, disparaître, s’extraire, ne pas penser. Chaque fois le même schéma, la même logique se met en place.

Et puis il y aura ce soir de novembre 2017 où, devant La Consolation16La consolation, téléfilm réalisé par Magaly Richard-Serrano, France 3, 2017. Libre adaptation de l’autobiographie de Flavie Flament, La consolation, Paris, Lattès, 2016., quelque chose resurgit, le « JE NE VOULAIS PAS17Robert L., Zone grise, op.cit., p. 32.» que son inconscient d’ogre avait refoulé. Elle commence à assembler petit à petit ce qu’elle a cherché à nier, effacer, recouvrir.

Elle dit, à son père, puis à ses proches et pousse la porte du cabinet d’une psychiatre (psychanalyste ?). Des mots commencent ainsi à pouvoir se dire laborieusement dans un premier temps. Aujourd’hui, elle relie les points, elle écrit pour que ça cesse de ne pas se dire. La scène de La Consolation – scène dans laquelle, à travers l’écran, elle se voit comme dans un miroir – est la contingence qui a permis que ça cesse de ne pas s’écrire18Lacan J., Le Séminaire, livre XX, Encore, op. cit., p. 120., que la répétition de cette jouissance Une cesse.

Le terrain était alors propice à ce bougé subjectif puisque Loulou Robert avait déjà commencé à écrire en 2016 un premier roman19Robert L., Bianca, Paris, Julliard, 2016. puis, en 2017, un second20Robert L., Hope, Paris, Julliard, 2017.. À travers la fiction, le viol s’était écrit. L’écriture avait précédé sa conscience. « J’écris sinon je ne suis rien. Sinon les résidus de ma cervelle entre les rails. J’écris, sinon je crève demain. Tout de suite. J’écris sans savoir comment ni pourquoi. Sans ça, la vie est trop chiante. La vie ne sert à rien. Oui docteur. J’écris sinon le vide et l’absurde. J’écris, sinon le mec caché sous mon lit m’attrape par les pieds. J’écris pour le faire sortir. J’écris, sinon tout ça n’aura servi à rien.21Robert L., Zone grise, op. cit., p. 25.»

Silence et écriture

Loulou Robert ne portera pas plainte contre le photographe. Elle ne balance pas son porc, elle n’est pas en colère, elle ne se venge pas.

Elle dit, elle écrit, elle s’écrit. Elle cherche à comprendre le schéma du viol. Elle cherche du sens là où il n’y en a pas forcément et attrape, au passage, un bout de réel. Elle sort du silence. Elle y va, sans reculer, là où ça fait mal, là où elle reconnaît aussi sa responsabilité subjective dans ce qui est arrivé. Elle parle vrai, sans fioriture ni détour.

Loulou Robert écrit pour s’arracher au silence.


  • 1
    Robert L., Zone grise, Paris, Flammarion, 2020, p. 175.
  • 2
    Ibid., p. 69.
  • 3
    Ibid., p. 62.
  • 4
    Ibid., p. 73.
  • 5
    Ibid., p. 90.
  • 6
    Ibid., p. 109.
  • 7
    Lacan J., Le Séminaire, livre XX, Encore, texte établi par J.-A Miller, Paris, Seuil, 1975, p. 11 et 173.
  • 8
    Robert L., Zone grise, op. cit., p. 103.
  • 9
    Ibid., p. 175.
  • 10
    « Je n’ai pas dit non une seule fois », entretien avec Victoire Tuaillon, Programme B, podcast de Binge Audio, décembre 2018, disponible sur internet.
  • 11
    Robert L., Zone grise, op. cit., p. 130.
  • 12
    Fliess R., « Silence et verbalisation », in J.-D. Nasio (s/dir.), Le silence en psychanalyse, Paris, Payot, 1998, p. 80. Dans son article, Robert Fliess distingue trois types de silence, le silence urétral, le silence anal et le silence oral – le plus régressif.
  • 13
    Robert L., Zone grise, op. cit., p. 160.
  • 14
    Ibid., p. 169.
  • 15
    Ibid., p. 168.
  • 16
    La consolation, téléfilm réalisé par Magaly Richard-Serrano, France 3, 2017. Libre adaptation de l’autobiographie de Flavie Flament, La consolation, Paris, Lattès, 2016.
  • 17
    Robert L., Zone grise, op.cit., p. 32.
  • 18
    Lacan J., Le Séminaire, livre XX, Encore, op. cit., p. 120.
  • 19
    Robert L., Bianca, Paris, Julliard, 2016.
  • 20
    Robert L., Hope, Paris, Julliard, 2017.
  • 21
    Robert L., Zone grise, op. cit., p. 25.