Souvent l’interprétation sera citation + énigme : citation d’un énoncé porté ‒ par là même ‒ à l’énigme de son énonciation. La topologie spontanée commune verra ici, dans l’énoncé et dans l’énonciation, deux faces d’une même réalité, lorsque la psychanalyse voit bien que ces deux faces n’en font qu’une et qu’elles appellent une topologie de type mœbien.
Le jeu de ces deux topologies, ce n’est rien d’autre que nous expose la phrase de l’ouverture de « L’étourdit », si souvent citée : « Qu’on dise reste oublié derrière ce qui se dit dans ce qui s’entend » : biface selon une topologie des dits, face mœbienne unique selon la topologie du dire.
L’interprétation porte donc un énoncé à l’énigme de son énonciation. Oui, mais pourquoi celle-ci est-elle énigme ? Risquons que c’est par le simple motif qu’elle met le dit en suspens. Et la scansion, la ponctuation, la coupure ne sont-elles pas que modalités de cette mise en suspens ?
Deux voies s’ouvrent ici (mais, bien entendu, ces deux voies n’en sont qu’une) : l’interprétation suspend le dit et, ainsi, le divise : tu dis cela, mais qu’est-ce que tu veux dire ? C’est la voie de la question du désir. L’autre voie tient à ce que le suspens d’un énoncé avant son point de capiton, ou la mise en question de ce dernier, rend cet énoncé équivoque. D’ailleurs « équivoque » n’est-il pas précisément le nom qui convient pour citation + énigme ? La mise en suspens du dit sera donc le premier degré de l’équivoque. Ce suspens dévoile le dire qui y était resté oublié. Et, si nous considérons le dit de Lacan que « le dire ex-siste au dit », dit-il rien d’autre que l’autre phrase : « Qu’on dise reste oublié… » ? Mais il le dit, cette fois, du point de vue de la structure mœbienne.
La même topologie mœbienne nous explicite alors ce que veut dire que le réel est ex-sistence : ex- sistence est le mot (plus précisément : le concept) qui désignera le mode de rapport qu’il y a, pour le parlêtre, avec ce qui est sans rapport avec rien ‒ le problème même, déjà, auquel tel néoplatonicien avait donné comme solution la procession des hénades.
L’équivoque « fait des vagues », elle est foncièrement Vieldeutigkeit. Et c’est par elle que se produisent « les résonances de l’interprétation », selon le terme de Lacan dans son « Rapport de Rome » de 1953 où il en avait indiqué la référence au dhvani de la tradition hindoue, pour lequel Jacques-Alain Miller nous avait jadis proposé comme intercesseur René Daumal. Je voudrais maintenant rassembler une thèse concernant la résonance.
Un rappel, d’abord. Le corps se jouit, comme dit Lacan. Mais ce se-jouir se trouve, chez le parlêtre, dérangé par l’incidence du langage. Celle-ci opère premièrement par lalangue ‒ non pas la langue au sens du cours de Saussure, mais la langue au sens où elle est tout d’abord matérialité sonore. Et de cette incidence se produit, se détache, dans le contact de lalangue et du corps, un élément qui retient d’un trait cet événement du dérangement du se-jouir du corps par le langage. Comme celui-ci est toujours déjà différencié en un langage articulé tel que l’ont décrit les linguistes, l’élément de coalescence de lalangue et de la jouissance dérangée s’insèrera, lettre élémentaire, à l’ensemble signifiant que Lacan a appelé l’Autre. Le problème sera dès lors celui du rapport d’insertion de ce segment de continu, l’Un tout seul qui avait d’abord été appelé le signifiant Un, avec l’ensemble des éléments discrets de l’Autre. C’est ici qu’est nécessitée une topologie qui déroge à la topologie spontanée commune.
Cet événement de corps primaire, que le Freud du « Manuscrit K » avait envisagé comme l’expérience vécue primaire (Primärerlebnis) à la racine des psychonévroses de défense, est le traumatisme que répercute une itération qui ne trouve pas à ne pas être toujours une première fois, indéfiniment. Pour caractériser ce Wiederholungszwang, cette compulsion de répétition, nous devons à J.-A. Miller ce terme d’itération, vraiment sensationnel pour en singulariser la structure.
Ce que l’interprétation, grâce à l’équivoque, fait entrer en résonance, c’est cet événement primaire qui peine à faire sens. Comme le dit Lacan citant Freud à sa façon, et si l’on nous permet d’insérer ici un Witz très opportun que lui-même reprend de Francis Ponge, « La voix de la réson est basse, […] mais elle dit toujours la même chose ». Cette « même chose » est la lettre de la coalescence du se-jouir du corps et du langage qui a pour nom signifiant Un, trait d’écriture dont la lecture sera bien plutôt illecture, selon un autre terme dont nous devons l’accent à J.-A. Miller.
Cette illecture que produira l’équivoque de l’interprétation est l’essence même de ce qu’elle est comme dire apophantique. Le dire apophantique, c’est le signifiant comme dire, asémantique de par sa topologie, c’est le dire du signifiant Un comme pure itération.