À cette question, il y a la réponse de Freud et il y a celle de Lacan. Elles ne sont pas les mêmes, disons même qu’elles sont opposées.
Freud développe ce cas avec les préjugés de son époque. Dans le cas princeps qu’il développe, il note d’abord que cette jeune fille qui vient le consulter à ses dix-huit ans avait souffert de divers symptômes, gêne respiratoire, migraines, accès de toux et même d’une aphonie complète.
Deux évènements auraient pu constituer un traumatisme sexuel pour la jeune fille.
On sait que Monsieur K., ami de la famille de Dora, appréciait la jeune fille, lui faisait des petits cadeaux et lui proposait des promenades dans un lieu où sa famille était en villégiature avec celle de M. et Mme K. Le premier traumatisme rapporté par Freud se déroule lors d’une promenade après une excursion au bord d’un lac. Lors d’une promenade avec M. K., celui-ci avait osé lui faire une déclaration. Elle n’en dit rien sur le moment mais dans l’après-coup, lorsque son père doit rentrer, elle refuse de rester seule avec le couple K. Ce n’est que plus tard, qu’elle accuse M. K. de lui avoir fait cette déclaration. M. K. nie, personne ne croit Dora.
Le second traumatisme se passe quand elle a quatorze ans. Dans cette scène, antérieure à la première, M. K. s’est arrangé pour se retrouver seul avec Dora qui avait rejoint le magasin qu’il tenait et d’où il avait proposé à Dora et à sa femme de regarder une procession religieuse. Il décide sa femme de rester chez elle, met à la porte ses employés et profite de ce moment pour serrer la jeune fille et l’embrasser sur la bouche.
Freud note qu’il « y avait bien là de quoi provoquer chez une jeune fille de quatorze ans, qui n’avait encore été approchée par aucun homme, une sensation nette d’excitation sexuelle.1Freud S., « Fragments d’une analyse d’hystérie » (Dora), Cinq psychanalyses, Paris, PUF, 1954, p. 18.»
Pourtant, de ces deux événements, Dora n’a nullement souffert. Les efforts de séduction de M. K. à son endroit ne sont pas à mettre sur le compte d’un attentat sexuel.
La boîte à bijoux, elle l’a, dans le sens où c’est ce dont elle jouit, et le bijou, elle l’est.
P. Naveau
On connaît l’interprétation de Freud, interprétation qui le fourvoie. Freud est aveuglé, nous dit Lacan dans le Séminaire XVII par ses préjugés. Suivant sa conception de l’Œdipe, il a l’idée que Dora est intéressée par l’organe que lui propose M. K. C’est ainsi qu’il va interpréter à Dora le premier rêve qu’elle lui rapporte, celui dit de la boîte à bijoux.
Pour Freud, l’organe mâle est métaphorisé par le bijou et la boîte à bijoux est une métaphore du sexe féminin. L’interprétation de Freud serait celle-ci : la boîte à bijoux de Dora est prête à s’ouvrir pour servir de contenant au bijou de M. K. De façon métaphorique Dora veut le bijou de M. K. en échange de quoi elle pourrait donner sa boîte à bijoux.
Voici ce que Freud lui dit textuellement : « Le rêve confirme […] que vous réveillez votre ancien amour pour votre père afin de vous défendre contre votre amour pour M. K…, plus encore, vous vous craignez vous-même, et vous redoutez la tentation de lui céder. Vous confirmez donc par-là l’intensité de votre amour pour lui.2Ibid., p. 51.» Dora n’est pas d’accord avec cette interprétation. Elle proteste.
Lacan s’oppose à l’interprétation de Freud et interprète le rêve différemment. Il prend acte du désaccord de Dora. Il soutient qu’elle ne souhaite pas que le bijou (de M. K.) vienne dans la boîte à bijoux (de Dora). La jouissance – en l’occurrence la jouissance du phallus – c’est précisément ce dont elle ne veut pas.
Elle ne veut pas la jouissance du phallus comme tel mais ce dont elle jouit, c’est de la boîte du contenant. La position subjective de l’hystérique peut se lire ainsi : « La boîte à bijoux, elle l’a, dans le sens où c’est ce dont elle jouit, et le bijou, elle l’est.3Naveau P., « L’hystérique et son père », Quarto, n°48-49, 1992, p. 38.»
Ce qui intéresse Dora, ce n’est pas le bijou, c’est la boîte à bijoux. Elle jouit seulement du contenant, de la boîte, Lacan dit, de l’enveloppe du précieux organe. La jouissance qui compte, la seule jouissance qui compte pour Dora, c’est la jouissance de la privation. Dora jouit de la boîte vide.
Dora ne veut pas de la jouissance de l’organe que lui offre M. K. « Son bijou à lui, indiscret […], qu’il aille se nicher ailleurs, et qu’on le sache.4Lacan J., Le Séminaire, livre XVII, L’envers de la psychanalyse, texte établi par J.-A. Miller, Paris, Seuil, 1991, p. 110.» Telle est la position de Dora. Sur ce point, Freud a buté.
Concluons. Qu’est-ce qui fait violence à Dora ? Est-ce l’interprétation erronée de Freud sur le désir de Dora visant l’organe ? Pas sûr… Freud fait le maître, elle le destitue de son savoir supposé et le quitte. Ne faut-il pas s’orienter plutôt sur les mots de M. K. quand il dit Ma femme n’est rien pour moi, et que disant cela, il altère et flétrit l’être de Mme K. qui incarnait pour Dora, le savoir ultime, le savoir sur le mystère de la féminité ? Désavouer ainsi sa femme (et cela s’était déjà joué antérieurement avec une gouvernante dans la famille des K.) est une façon machiste de réduire le mystère propre au féminin à la seule dimension de la jouissance phallique.
L’attentat en fin de compte, ne réside-t-il pas pour Dora dans les mots de M. K. ?