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J51 - La norme mâle, Orientation

Qu’adore une femme chez un homme ?

Nuances. Autour d'une citation de Lacan

© D'après J. Fournier.
20/10/2021
Alice Delarue

Ce texte a été initialement rédigé pour la rubrique « Nuances » du blog des 51es Journées de l’ECF, qui consistait à déplier un commentaire autour d’une citation.

« Pourquoi ne pas admettre en effet que, s’il n’est pas de virilité que la castration ne consacre, c’est un amant châtré ou un homme mort (voire les deux en un), qui pour la femme se cache derrière le voile pour y appeler son adoration, – soit du même lieu au-delà du semblable maternel d’où lui est venu la menace d’une castration qui ne la concerne pas réellement. »
Lacan J., « Propos directifs pour un Congrès sur la sexualité féminine », Écrits, Paris, Seuil, 1966, p. 733.

 

Pas de virilité sans castration

Dans le Séminaire V et le texte « La signification du phallus », contemporains des « Propos directifs pour un Congrès sur la sexualité féminine », Lacan a fait du phallus le signifiant du désir de l’Autre et a proposé une reprise du complexe de castration freudien et de ses incidences sur la sexuation via la dialectique entre être et avoir le phallus1Cf. Lacan J., Le Séminaire, livre V, Les formations de l’inconscient, texte établi par J.-A. Miller, Paris, Seuil, 1998, p. 350-351, et « La signification du phallus », Écrits, Paris, Seuil, 1966..

Pour s’identifier à celui dont il imagine qu’il l’a – le père – et à ses insignes virils, le sujet doit avoir renoncé à incarner le phallus supposé manquer à l’Autre maternel. Ce passage de l’être à l’avoir implique de s’affronter à la menace de castration. Il en reste que celui qui se croit propriétaire du phallus, note Jacques-Alain Miller, a toujours quelque chose d’un peu frileux : « son bien, il a peur qu’on le lui prenne », d’autant qu’il ne peut que constater « qu’en ce qui le concerne il y a sans doute ceux ou celles qui ont moins ou qui n’ont rien, mais aussi celui qui a plus, à savoir le propriétaire suprême, celui qu’on a appelé le père2Miller J.-A., « L’orientation lacanienne. De la nature des semblants », enseignement prononcé dans le cadre du département de psychanalyse de l’université Paris 8, cours du 12 février 1992, inédit.».

Le voile et son au-delà

Du côté de la position féminine, la dialectique entre être et avoir tend à produire une duplicité : d’une part, dans la voie substitutive de l’avoir, son désir vise le phallus sous les espèces de l’organe fétichisé du partenaire. C’est ce que Lacan indique dans ce passage en se référant au voile, dont il a conceptualisé qu’il est la surface sur laquelle est projeté le fétiche comme image qui dissimule la castration. C’est en ce sens un appel à la virilité du partenaire, (noté ultérieurement ⒧ →Φ dans les formules de la sexuation), et donc également un certain consentement à la castration de celui-ci.

Mais, pas-toute prise dans la castration dont la menace « ne la concerne pas réellement3Lacan J., « Propos directifs pour un Congrès sur la sexualité féminine », Écrits, op. cit., p. 733.», la femme s’avère aussi, dit Lacan « liée à la nécessité » d’être le phallus, « en tant qu’il est le signe même de ce qui est désiré4Lacan J., Le Séminaire, livre V, Les formations de l’inconscient, op. cit., p. 350.». Dans cette voie de l’être, qui est celle du versant érotomaniaque de l’amour, la figure à laquelle elle s’adresse est l’une de celles qui peut venir occuper la place vide au-delà du voile : l’incube idéal, l’amant châtré ou l’homme mort – ce peut être aussi bien la place de Dieu. C’est la voie que Lacan notera ⒧→S(⒜) dans les formules de la sexuation, voie par laquelle une femme veut être aimée d’Un qui serait exempté de la castration, par-delà le corps de son partenaire et sa virilité toujours à éclipse.

La poésie et l’acte

Deux rapports distincts à la castration, donc, et Lacan précisera les effets que leur rencontre peut produire dans son Séminaire Encore : « pour l’homme, à moins de castration, c’est-à-dire de quelque chose qui dit non à la fonction phallique, il n’y a aucune chance qu’il ait jouissance du corps de la femme, autrement dit, fasse l’amour5Lacan J., Le Séminaire, livre XX, Encore, texte établi par J.-A. Miller, Paris, Seuil, 1975, p. 67.». Ça n’empêche pas l’acte d’amour, qui est « la perversion polymorphe du mâle6Ibid., p. 68.», « Mais il y a un monde entre la poésie et l’acte7Ibid.».

Une femme, elle, peut tenter d’obtenir ce « faire l’amour » par la poésie, c’est-à-dire par les paroles d’amour qu’elle exige d’un homme. Mais celui-ci reste, comme le formule Pierre-Gilles Guéguen, « toujours un homme de paille, […] jamais à la hauteur de l’homme idéal, de celui qui aurait vaincu la menace de castration8Guéguen P.-G., « On Women and the Phallus », conférence inédite, New York, 2010.» et à qui s’adresse véritablement son amour. La demande amoureuse tente de suppléer à l’inexistence de l’Autre et à l’impossible écriture du rapport entre les sexes, et c’est en quoi elle peut ouvrir pour une femme la dimension de l’illimité et du ravage.

Une injonction sans paradigme

L’homme peut être appelé, auprès d’une femme, à faire de l’être avec de l’avoir9Cf. Laurent D., « Femme-symptôme et homme-ravage », La Cause freudienne, n° 63, juin 2006, p. 39.. Mais, pour un sujet qui n’est pas en mesure de donner ni des avoirs phalliques, ni des paroles d’amour, il peut aussi arriver que la rencontre avec une femme tourne au désastre.

C’est ce qu’explore le dernier roman de Maria Pourchet, Feu10Pourchet M., Feu, Paris, Fayard, 2021.. Laure, épouse endormie, perçoit dans le visage de Clément une douleur qui la réveille et la décide à le revoir. « Elle m’a écrit la première, d’habitude elles attendent. Elles attendent longtemps dans la mesure où elles ne savent pas, ce qui n’est pas criant que je suis quasi mort, elles attendent que ça bouge dans la tranchée d’en face. Et ça ne bouge pas. »

Le roman s’intéresse moins à l’élan bovaryste de Laure qu’à ce que produisent chez Clément son désir et sa demande d’amour : un dévoilement de ce qui chez lui ne tient pas debout face au « regard des hommes qui voient en vous un démenti de la race dominante, ça les énerve, ça les affole, regard des femmes qui veulent vous redresser, vous engendrer une deuxième fois, certaines de faire mieux que la couveuse initiale », sans oublier le « regard de la jeunesse, sauvage et sans pitié ».

Pourchet voulait, dit-elle, dire quelque chose sur les hommes dans l’époque : « Je me suis rendue compte à quel point je ne voudrais pas être un homme aujourd’hui. Toutes les définitions de la masculinité ont disparu ; l’injonction à être un homme est restée, mais le paradigme a disparu.11Pourchet M., entretien avec Olivia Gesbert, « La grande table », France Culture, 16 septembre 2021, disponible sur internet.» Si sortir de la tranchée n’a jamais été sans risque, s’affronter à la rencontre amoureuse sans recourir au paradigme du père rend plus que jamais nécessaire de parvenir à faire d’une femme un symptôme.

 


  • 1
    Cf. Lacan J., Le Séminaire, livre V, Les formations de l’inconscient, texte établi par J.-A. Miller, Paris, Seuil, 1998, p. 350-351, et « La signification du phallus », Écrits, Paris, Seuil, 1966.
  • 2
    Miller J.-A., « L’orientation lacanienne. De la nature des semblants », enseignement prononcé dans le cadre du département de psychanalyse de l’université Paris 8, cours du 12 février 1992, inédit.
  • 3
    Lacan J., « Propos directifs pour un Congrès sur la sexualité féminine », Écrits, op. cit., p. 733.
  • 4
    Lacan J., Le Séminaire, livre V, Les formations de l’inconscient, op. cit., p. 350.
  • 5
    Lacan J., Le Séminaire, livre XX, Encore, texte établi par J.-A. Miller, Paris, Seuil, 1975, p. 67.
  • 6
    Ibid., p. 68.
  • 7
    Ibid.
  • 8
    Guéguen P.-G., « On Women and the Phallus », conférence inédite, New York, 2010.
  • 9
    Cf. Laurent D., « Femme-symptôme et homme-ravage », La Cause freudienne, n° 63, juin 2006, p. 39.
  • 10
    Pourchet M., Feu, Paris, Fayard, 2021.
  • 11
    Pourchet M., entretien avec Olivia Gesbert, « La grande table », France Culture, 16 septembre 2021, disponible sur internet.