En donnant ce titre, Pouvoir et puissance, à l’une des rubriques du blog [des J49], nous avions une petite idée sur ce que nous voulions y traiter, voire même, osons le dire, un a priori. Le pouvoir serait du côté du maniement des semblants phalliques tandis que la puissance, disons véritable, appartiendrait à ce qui caractérise le registre de la jouissance féminine, en tant que celle-ci outrepasse les bornes phalliques, que Lacan qualifie dans son Séminaire Encore de supplémentaire et qui est de l’ordre de l’infini non dénombrable, de l’illimité. Cette jouissance n’est pas soumise à la castration, à la différence de la jouissance phallique dont la puissance relative n’est que temporaire car tributaire de la détumescence. Quand on évoque la puissance féminine, il s’agit donc d’une autre dimension que la puissance virile. Il y serait plutôt question d’une puissance supplémentaire qui ne connaît pas le principe de l’arrêt ni du coup par coup. Notons que Lacan parle de position de jouissance, indépendamment de l’appartenance biologique à l’un ou l’autre sexe. Toutefois, ici, nous nous occupons des femmes dans leur rapport au pouvoir et à la puissance.
Ce n’est pas un hasard si, dans ce vingtième numéro de Midite [la newsletter des J49], la figure de Jeanne d’Arc est évoquée au sein d’ une série de figures féminines héroïques, suscitant, à l’occasion de cet éditorial, le désir de se replonger dans son épopée et dans la complexité de son procès et sa funeste sentence, afin d’en dénouer l’énigme. En effet, la thématique des femmes guerrières est plus que jamais à la Une de notre actualité, rappelant quelques personnages mythiques particulièrement enseignants quant à la logique du pas-tout objectant à celle du tout de l’universel, au principe du pouvoir phallique. Nous pensons également à la détermination sans faille de ces femmes qui prennent les armes non par goût du pouvoir mais quand il s’agit de défendre la dignité de leur existence outragée. L’outrage est toujours, comme le rappelle Jacques-Alain Miller à propos de Médée1Miller J.-A., « Médée à mi-dire », La Cause du désir, n° 89, mars 2015, p. 114., à l’origine de l’acte de la « vraie femme », car, si La femme n’existe pas comme identité, elle peut néanmoins s’éprouver dans le moment fugace du geste frappant l’objet a dans l’autre. Toujours contingent, cet instant ne répond à aucun programme préétabli et contrevient à toute identification possible.
Qu’est-ce qui a donc été reproché à Jeanne la Pucelle et mérité pareil châtiment, elle qui a sauvé le roi et le royaume de France alors sous occupation étrangère ? Elle qui avait pourtant passé avec succès les examens et épreuves auxquels l’avaient soumise les théologiens patentés et attachés à la cour de Charles VII et réussi à se faire reconnaître comme prophétesse. Elle qui avait pu faire entendre sa voix et que des armées suivirent sans ciller ? Comment s’expliquer que son histoire se soit achevée dans ces souffrances innommables ? Dans la biographie qu’elle lui accorde, Colette Beaune2Beaune C., Professeur émérite d’histoire médiévale à l’université de Nanterre, Jeanne d’Arc, vérités et légendes, Paris, Perrin, 2004. tente, par la minutieuse étude des archives de l’époque, de répondre à ces questions. Jeanne la prophétesse a bien été authentifiée comme telle et en cela elle était dans la ligne fidèle de celles qui l’ont précédées, dans la Bible, Déborah, Judith, Yaël… Cependant, dans l’après-coup, ce qui ne lui fut pas pardonné serait de s’être auto déclarée chef de guerre. Une femme sortait du carcan patriarcal réservé aux femmes, soit la maternité, la servitude et le silence. Ni mère, ni pauvre femme, la rumeur diffamante la disait inarrêtable, outrancière, orgueilleuse… Comme le souligne Jacques Lacan3Lacan J., Le Séminaire, livre xx, Encore, texte établi par J.-A. Miller, Paris, Seuil, p. 79., « Ce qui de plus fameux dans l’histoire est resté des femmes, c’est à proprement parler ce qu’on peut en dire d’infamant ». Quant au procès final, elle osa défier l’ordre établi en refusant de livrer le secret de son dialogue privé et permanent avec Dieu et préféra continuer à s’entretenir avec lui plutôt qu’avec la justice normative représentée par les hommes de loi. De surcroît, on lui prêta de s’être identifiée au sauveur, au Christ. Là, ç’en fut trop ! Elle avait outrepassé les limites et fut jugée hérétique.
Jeanne n’a pourtant mené qu’une guerre singulière, pas-toute, étrangère aux guerres des propriétaires moïques ou mégalomaniaques que suivent parfois certaines femmes dans leur attachement sans borne à l’homme dont elles font leur Dieu, leur Tout. Jeanne n’avait qu’un seul Dieu, celui de sa conviction intime, sans garantie, sans fondement raisonné et que le cinéaste Bruno Dumont a bien saisi lorsqu’il prête ces mots à la jeune héroïne : « Je veux tuer la guerre4Du Mesnildot S., « L’enfant qui voulait tuer la guerre », Cahiers du Cinéma, septembre 2019.».
Si chef de guerre autoproclamé elle fut, ce n’est pas pour répondre à l’identification phallique à la guerrière à l’instar d’une femme faisant l’homme, ni pour asseoir un quelconque pouvoir et en jouir. Il s’agissait plutôt d’un acte de guerre au service d’une conviction inconciliable, d’un message et d’une cause qui la dépassaient et qui lui fit franchir tous les obstacles de bienséance.
Jacqueline Kelen dans Les femmes de la Bible5Kelen J., Les femmes de la Bible, Paris, Albin Michel, 2014. a repéré quelques traits spécifiques à ces prophétesses guerrières malgré elles et hors norme : un élan, un excès dans la joie comme dans la vengeance ou l’affliction qui sont bien peu raisonnables, une imagination fertile, une inspiration fulgurante qui risquent de faire concurrence aux prophètes patentés…
Action, faire, acte… On est loin des mirages de l’être et du paraître, de la mascarade ou de l’imposture et plus proche de ce que Lacan qualifiait des termes de guerrier appliqué, empruntant l’expression à Jean Paulhan6Lacan J., « Discours à l’École freudienne de Paris », Autres écrits, Paris, Seuil, 2001, p. 273. à propos du franchissement du fantasme phallique et du devenir analyste.
Hors norme, n’est-ce pas là aussi que se trouve l’affinité du psychanalyste avec la position féminine ? J.-A. Miller, dans une émission de France Culture7France Culture, « Histoire de la psychanalyse », du 30 mai au 6 juin 2005., qualifiait l’analyste d’objet bizarre, de drôle de pistolet… incasable en quelque sorte. Quant à l’interprétation analytique, au moment où elle opère, c’est en tant qu’elle relève davantage de la bévue et de la contingence que de la prévision et que, par bonheur, souvent excessive ou extraordinaire… elle dérange les défenses du beau et du bien commun.