Le titre de cet article réfère à celui d’un film de John Huston (A Walk with Love and Death, 1969).
Catherine Millot1Millot C., La vie avec Lacan, Paris, Gallimard, 2016. qui venait de voir avant sa sortie en salle L’Empire des sens en avait été fort impressionnée : elle en parla à Lacan. Anatole Dauman, le producteur, organisa pour lui et quelques proches une représentation privée. Lacan se déclara « soufflé ».
C’est dans le Séminaire Le sinthome qu’il précise son sentiment : « J’ai été soufflé parce que c’est de l’érotisme féminin. Je ne m’attendais pas à ça en allant voir un film japonais […] L’érotisme féminin semble y être porté à son extrême, et cet extrême est le fantasme, ni plus ni moins, de tuer l’homme2Lacan J., Le Séminaire, livre xxiii, Le sinthome, texte établi par J.-A. Miller, Paris, Seuil, 2005, p. 126..» Et Lacan ajoute, suivant le fil du film : « Mais même ça ne suffit pas. Après l’avoir tué, on va plus loin. Après – pourquoi après ? là est le doute -, la Japonaise en question, qui est une maîtresse femme, c’est le cas de le dire, à son partenaire, coupe la queue3Ibid..»
Dans son article de 1960, « Propos directifs pour un congrès sur la sexualité féminine », Lacan soulignait que pour l’homme la virilité ne va pas sans la castration alors que pour la femme « c’est un amant châtré ou un homme mort (voire les deux en un), qui […] se cache derrière le voile pour y appeler son adoration4Lacan J., « Propos directifs pour un congrès sur la sexualité féminine », Écrits, Paris, Seuil, p. 733.».
En 1975, Lacan a déjà finalisé sa doctrine de la jouissance féminine comme jouissance au-delà du phallus et de la castration, corrélée au pas-tout. Ce qui relève de l’amour dans le texte de 1960 revient à la jouissance dans Le sinthome et sa remarque concernant L’Empire des sens souligne bien plutôt une proximité entre la jouissance du pas-tout et la mort. De ce point de vue d’ailleurs, l’expression « incube idéal5Ibid.» mettait déjà l’accent sur le nouage de l’amour et de la jouissance.
Freud rappelle, dans Inhibition, Symptôme, Angoisse, que la mort c’est la castration ; la castration que le sujet masculin répugne à braver. Le sujet féminin, lui, qui est peu concerné par cette menace6Ibid. peut à l’occasion faire de la mort son partenaire privilégié. Passé la limite phallique à laquelle le sujet n’est pas tenu, il peut ainsi tendre à constituer la mort comme infinitisation de la jouissance quand elle est prise dans l’amour. « L’amour à mort qui s’entend encore mieux dans le latin amor7Hellebois P., « Le parlement de Montpellier », Journées Uforca des 21 & 22 mai 2011, inédit.».
Bien sûr on peut ranger l’acte de l’héroïne du film dans la veine du penisneid freudien, c’est une version possible mais limitée. Il nous semble que la remarque que fit Lacan concernant L’Empire des sens fait saisir ce que veut dire la jouissance féminine et son impossible localisation.
Par cette castration réelle, Sada, l’héroïne, celle que Lacan appelle une maîtresse femme, ouvre la voie à la jouissance infinie en même temps qu’elle inscrit dans le corps de son partenaire, par cette ablation réelle, la condition nécessaire de l’amour. Il s’agit en quelque sorte d’un double mouvement puisque le phallus est à la fois l’instrument de la jouissance et en même temps son obstacle majeur. Le prélever de la sorte, c’est pouvoir en jouir sans relâche en ouvrant le chemin d’une jouissance délocalisée, typiquement féminine, c’est-à-dire au-delà du phallus mais pas sans lui. La mort rime alors avec Encore qui s’impose aux deux amants par la voix de Sada, incarnation du surmoi féminin que Lacan appelle « surmoitié » dans « L’étourdit ». Condition nécessaire à l’éternisation de la jouissance, la mort est alors son aboutissement logique.
L’Empire des sens est un film de Nagisha Oshima, icône de la nouvelle vague, tourné en 1976 à partir d’un fait divers qui secoua le Japon de l’année 19368Voir le documentaire intitulé La Véritable histoire d’Abe Sada : Crime Passionnel au Japon, disponible en ligne ici., dans un contexte de nationalisme exarcerbé, ce à quoi le titre donné par le producteur français fait, entre autres, référence9Il fait aussi référence à L’empire des signes, ouvrage de Roland Barthes, voir l’article disponible en ligne ici.. L’histoire de ce fait divers donna lieu à un certain nombre de films, parmi lesquels La véritable histoire d’Abe Sada tourné par Noboru Tanaka l’année précédant L’empire des sens, c’est-à-dire l’année 1975.
Mais ce film nous intéresse aussi à un autre titre : d’une part il permet à Lacan, comme on l’a vu, de préciser sa doctrine concernant la sexualité féminine mais aussi, d’autre part, parce qu’il souligne combien la féminité c’est la politique.
En effet, le film de Nagisha Oshima devint une pierre d’angle de la libération sexuelle, se faisant ainsi l’écho du souffle de liberté qui accompagna le procès de Sada dans le Japon de 1936 engoncé dans un nationalisme puritain et mortel10Lire à ce sujet l’article de Samuel Douhaire « “L’Empire des sens”, scandaleux pour toujours », disponible ici.. Ce que nous appelons le pas-tout11« Jusqu’alors, il ne m’était jamais arrivé d’avoir des relations avec des hommes en m’oubliant moi-même. Jusqu’alors, la raison l’emportait. Je finis par être complètement amoureuse corps et âme. » Elle poursuit : « Certes, si la société apprend ce qui m’est arrivé, elle en rira, mais il arrive très fréquemment qu’une femme montre qu’elle aime extrêmement, à la folie, ce qui est propre et particulier à l’homme qu’elle aime. […] Ce que par amour je fus inéluctablement amenée à faire et qui m’a conduite à cet incident ne se ramène pas seulement à l’érotomanie. » Compte rendu d’interrogatoire d’Abe Sada. féminin et qui est, me semble-t-il, la clé de ce film, vint trouer une société japonaise profondément machiste et outrancieusement militarisée où les droits des femmes étaient réduits à une peau de chagrin et leurs places à celle de mère et d’épouse. Une partie de la presse de l’époque ne s’y trompa pas, ni le public, qui encensa une femme qui était allée jusqu’au bout de ses désirs : « Elle était une tueuse, mais en même temps, elle était une héroïne. Elle avait brisé ce moule d’oppression dans lequel tout le monde étouffait12Takeo Funabiki, sociologue japonais cité dans l’article de Laure Dubesset Chatelin du 6 août 2018, disponible ici.».
Au point qu’elle ne fut condamnée qu’à 6 ans de prison alors qu’elle risquait la mort. Le bâtiment qui abritait l’un des restaurants où elle travailla à sa sortie de prison fut un lieu de pèlerinage jusqu’à une époque récente. C’est dire si son histoire a provoqué un accroc durable dans le tissu d’une société japonaise si lisse, si policée et si uniformisée. À l’âge de soixante-dix ans, lassée de l’adulation dont elle était l’objet, elle disparut sans laisser d’adresse. Elle se fondit dans le corps social, réalisant en quelque sorte l’atopie propre à la jouissance féminine.