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J47 - Apprendre : désir ou dressage, Sublimations

Pour en finir une bonne fois avec la phobie infantile

Satire

© J. Fournier.
05/10/2017
Alain Grosrichard

Comment prémunir à coup sûr votre enfant contre tout risque de phobie des animaux ? Un bon conseil : n’en déplaise au nommé Miller1« Le cher Jean-Jacques, que j’adore comme écrivain, […] ne m’a jamais paru être un exemple à suivre dans la vie. » Miller J.-A., « Lettre à M. Gilbert Collard », L’Instant de voir, 27 mars 2017, publication en ligne disponible ici., qui ne manquera pas de vous traiter d’hérétique, ouvrez l’Émile et suivez l’exemple de ce cher Jean-Jacques, inventeur méconnu de la thérapie comportementale et cognitive précoce. Le succès de son traitement est garanti, à condition de vous y prendre dès le berceau, avant même que votre patient ait appris à articuler le moindre mot. À cet âge tendre, observe-t-il, le nouveau-né « se sent si faible qu’il craint tout ce qu’il ne connaît pas ». Mais « l’habitude de voir des objets nouveaux détruit cette crainte ». Pourquoi les enfants de paysans n’ont-ils pas peur des araignées ? Tout bêtement parce que, dans les chaumières crasseuses où ils sont élevés, ils cohabitent avec les araignées. Elles font en quelque sorte partie de la famille. En revanche, les gosses de riches, « élevés dans des maisons propres, où l’on ne souffre point d’araignées, ont peur des araignées et cette peur leur demeure souvent étant grands.2Rousseau J.-J., Émile ou de l’éducation, livre I, Œuvres complètes, Paris, Gallimard, coll. la Pléiade, p. 282-283.»

Jean-Jacques en a tiré la leçon. Quoique gosse de riches et de noble extraction, Émile sera éduqué comme le veut la nature, en bon petit sauvage, dans un trou de campagne. On peut donc raisonnablement imaginer que son gouverneur ­– alias Jean-Jacques, qui lui tient lieu de père – se sera fait livrer, par quelque gueux du hameau voisin, un plein sac d’araignées vivantes. Il en lâchera le contenu dans la chambrette du nourrisson. Du fond de son berceau, celui-ci se verra bientôt environné d’une multitude d’araignées s’activant à tisser leurs toiles. Une fois accoutumé à ce décor rustique, de nouveaux spectacles animaliers lui seront présentés, le matin au réveil ou entre deux tétées. La nourrice aura beau protester que son lait va tourner, l’important est la santé mentale de l’enfant. Par conséquent, « je veux qu’on l’habitue à voir […] des animaux laids, dégoûtants, bizarres ». Nul doute que si, tout bébé, « il a vu sans effroi des crapauds, des serpents, des écrevisses, il verra sans horreur, étant grand, quelque animal que ce soit.3Ibid.»

Il est vrai qu’à l’époque, la faune de nos campagnes n’était pas encore ravagée par les progrès de l’urbanisation. Elle offrait à Jean-Jacques un vaste choix d’objets potentiellement phobiques, lui permettant de multiplier à loisir les variantes de sa cure-type. Hélas, force est de constater que dans les métropoles modernes, où la plupart de nos bambins sont condamnés à voir le jour, les crapauds ne courent pas les rues, non plus que les serpents ni les écrevisses. Même le cheval a disparu, ce qui n’empêche d’ailleurs nullement les sectateurs de Freud et de Lacan de continuer à pérorer sur le cas du petit Hans. Par chance, depuis quelque temps, tout Paris grouille de rats4Lire par exemple : « Alerte aux rats à Paris », Le Parisien, 8 décembre 2016, la mairie ayant obligeamment cédé à la demande des praticiens des TCC, qui se plaignaient de n’avoir à se mettre sous la dent que des enfants souffrant de la phobie du loup.

— Du loup ? Il y en a dans Paris ?
— Pardi ! Presque autant que de parisiens.

Preuve que, comme disait Hobbes, « l’homme est un loup pour l’homme ». À ceci près, corrige Jean-Jacques, que par nature il ne l’est pas. Notre métamorphose en loups pour nos semblables n’a commencé à s’opérer que depuis le jour funeste où la bête brute, inoffensive et solitaire que nous étions sortant des mains du Créateur, s’est découvert une vocation moutonnière, et s’est mise à vivre en troupeau. Un long processus de dénaturation s’en est suivi, qui, à terme, allait fatalement amener ces paisibles troupeaux à se changer en véritables meutes de loups, dont l’appétit féroce devait trouver à se satisfaire dans l’air empoisonné de nos grandes capitales. En sorte que ces hauts-lieux de la civilisation sont devenus « le gouffre de l’espèce humaine5Rousseau J.-J., Émile ou de l’éducation, op. cit., p. 277.».

Si Paris a mérité plus qu’aucune autre ce triste qualificatif, c’est que le loup parisien manie mieux personne l’art redoutable de faire semblant de ne pas l’être – l’expert en la matière étant le loup mondain, qui hante avec sa meute les allées du pouvoir et jouit de dévorer ses proies dans les dîners en ville. Larvatus prodeo, je m’avance masqué, telle est sa devise. L’empruntant sans vergogne au célèbre Descartes, le loup mondain l’a faite sienne au point d’être « tout entier dans son masque6Ibid., p.517.», y compris devant ses propres rejetons, dont il attend qu’ils soient dressés à porter le masque à son exemple. Aussi exige-t-il que dès la pouponnière, on les contraigne à étouffer en eux le timide sauvageon qu’est chaque enfant à sa naissance. Ce qui ne va pas de soi. En dépit de leur penchant inné à l’imitation, un reste de lumière naturelle éclaire encore ces petits êtres. C’en est assez pour qu’ils ne se laissent pas abuser par les tendres grimaces et le faux air bonhomme qu’affichent les bêtes féroces qui rôdent autour de leur berceau. Voilà pourquoi, d’instinct, « tous les enfants ont peur des masques7Ibid., p. 283».

Pas question pour Jean-Jacques, évidemment, d’apprendre à son élève à porter le masque. Ce serait le dénaturer irrémédiablement, et ne faire de lui qu’un semblant d’homme. Sauvage il est, sauvage il doit rester, même lorsque l’heure aura sonné pour lui de venir habiter Paris. Car Émile n’est pas destiné à passer toute son existence dans le vert paradis de son trou de campagne. « C’est un sauvage fait pour habiter les villes.8Ibid., p.483-484.» Et comme il s’agit d’un sauvage à particule, il faudra bien qu’il y fréquente des loups de qualité. Oui mais, demanderez-vous, à peine se sera-t-il montré à visage découvert, dans un de ces salons mondains où l’on s’entredévore avec esprit, ne le verra-t-on pas soudain pâlir d’horreur et s’enfuir précipitamment, salué par un concert de ricanements sous cape, pour s’en retourner chercher refuge auprès de ses araignées, crapauds, serpents, et autres écrevisses, les fidèles compagnons de ses jeunes années ? Aucun risque, vous répondra Jean-Jacques. Grâce à la cure préventive qu’il lui aura administrée, c’est son Émile, au contraire, qui rira bien de la sinistre mascarade à laquelle il assistera.

L’idée de cette cure lui était-elle venue lors de son séjour à Venise en 1743-1744, devant le comportement des nourrissons nés sur les bords de la lagune durant le carnaval ? Possible. Quoi qu’il en soit, il ne la testera sur son patient qu’après de longs et minutieux préparatifs : se procurer à Paris une panoplie complète de masques de théâtre ; recruter une troupe de figurants dans la population locale, les mettre dans la confidence, leur faire apprendre et répéter le rôle de compères qu’ils auront à tenir, à son signal, au cours de chaque séance, tout cela lui aura demandé beaucoup de temps et de patience. Bref, le jour de la première séance arrive enfin. De bon matin, Jean-Jacques réunit sa troupe autour du berceau où le poupon est en train de dormir. Entrouvrant l’épaisse gaze de toiles d’araignées qui protégeait ses rêves d’enfant, « je commence par montrer à Émile un masque d’une figure agréable ». Terrorisé par cet objet nouveau, il pousse un hurlement, puis se rendort. Fin de la première séance. Le lendemain, même heure, tel ou tel figurant – une sale gueule, de préférence – « s’applique devant lui ce masque sur le visage ». Émile voit le geste, et il comprend immédiatement ce qu’il signifie…

— Conclusion : il se met à hurler…
— Non, justement. Il n’a plus peur, puisqu’il connaît déjà ce masque-là.

En revanche, quand vient le moment de conclure, son penchant naturel à l’imitation le pousse irrésistiblement à tendre ses petites menottes vers le masque. Le laisser se le coller sur le museau, ou seulement en ébaucher le geste, aurait évidemment des conséquences catastrophiques pour son avenir de bon sauvage. Aussi, à peine ladite sale gueule a-t-elle achevé de changer de visage, « je me mets à rire ». Sur le champ, avertis par ce signal convenu lors des répétitions, « tout le monde rit » – la nourrice, le curé, le gendarme, même l’idiot du village. S’empressant de les imiter, « l’enfant rit comme les autres ». Et la séance s’achève dans l’hilarité générale. Les séances suivantes, toutes aussi courtes, auront pour objectif de transformer méthodiquement ce rire imitatif en éclats de rire de plus en plus automatiques, au fur et à mesure que les stimuli envisagés par chaque figurant apparaîtront plus cauchemardesques aux yeux de l’enfant. À cet effet, « je l’accoutume à des masques moins agréables, et enfin à des figures hideuses. Si j’ai bien ménagé ma gradation, loin de s’effrayer au dernier masque, il en rira comme du premier ». Très fort, non ?

— Certes, mais quelle différence avec le chien de Pavlov ?
— Aucune.

Sauf qu’au lieu de se faire de la bile, Émile se dilatera la rate. « Après cela, je ne crains plus qu’on l’effraye avec des masques. » À propos, comment trouvez-vous celui que je porte ?

— On ne peut plus charmant. Sans mentir, il vous va à ravir.
— Taratata. Parlez franchement, personne ne nous écoute.
— Dans ce cas, je vous dirai tout net que j’ai peine à y reconnaître le fin commentateur du Citoyen de Genève que vous passez pour être, tant vous l’avez mis en lambeaux, lui et son texte. Un vrai carnage, ma parole ! Quelle folie vous a pris de vous affubler de ce masque de satyre ?
— J’espérais vous faire rire.
— Manqué. Il est laid à faire peur.
— Rassurez-vous. L’auteur d’Émile admet lui-même qu’ « il y a des visages plus beaux que le masque qui les couvre9Ibid., p. 524.». La preuve ? Tenez, j’ôte le mien : ai-je une gueule de grand méchant loup ?

 


  • 1
    « Le cher Jean-Jacques, que j’adore comme écrivain, […] ne m’a jamais paru être un exemple à suivre dans la vie. » Miller J.-A., « Lettre à M. Gilbert Collard », L’Instant de voir, 27 mars 2017, publication en ligne disponible ici.
  • 2
    Rousseau J.-J., Émile ou de l’éducation, livre I, Œuvres complètes, Paris, Gallimard, coll. la Pléiade, p. 282-283.
  • 3
    Ibid.
  • 4
    Lire par exemple : « Alerte aux rats à Paris », Le Parisien, 8 décembre 2016
  • 5
    Rousseau J.-J., Émile ou de l’éducation, op. cit., p. 277.
  • 6
    Ibid., p.517.
  • 7
    Ibid., p. 283
  • 8
    Ibid., p.483-484.
  • 9
    Ibid., p. 524.