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J47 - Apprendre : désir ou dressage, Sublimations

Poétique du cancre

© J. Fournier.
20/09/2017
Michèle Elbaz

Lire André Dhôtel aujourd’hui, et précisément Le club des cancres1Dhôtel A., Le club des cancres, Paris, La Table Ronde, 2007., écrit en 1939, peut sembler désuet, impropre à se représenter ce qui se joue pour l’enfant d’aujourd’hui dit en échec scolaire. Car ce dernier a perdu le statut de cancre et la position souveraine qu’il désigne, du moins dans cet ouvrage. Alors, plaisir de lecture surannée ?

Son enseignement, au contraire, est troublant si nous acceptons de mesurer à l’aune de ce court récit, l’effondrement, le ravalement qu’a subi dans le discours l’enfant qui « n’appartient pas à l’école2Benameur J., Les demeurées, Paris, Gallimard Folio, 2007.», et la mutation de la position de l’enseignant, à l’occasion plus empreinte d’acharnement ou de dédain éducatifs. Ce précieux texte est à prendre littéralement comme la butte témoin d’un temps où l’enfant indifférent à l’école pouvait avoir une épaisseur subjective, un lien au monde qu’il apposait au discours du maître, quand celui-ci savait parfois manier en retour une réserve salutaire à l’égard de l’enfant.

D’une écriture fine, d’une intelligence exacerbée des choses de l’enfance et de la nature – qui ne forment pas ici un couple quelconque – ce récit nous convoque au plus près d’une texture qui n’écrase ni n’abstrait l’éveil « océanique » des sens et du sens chez cet enfant claudiquant de douze ans. Dhôtel cependant ne plonge pas dans des abysses psychologiques. C’est d’une épure du cancre qu’il s’agit. De l’entrelacs des êtres et des choses filtre curieusement un « soleil de détresse » qui s’adresse à nous dans une étrange proximité. Bien au-delà d’un parfum d’école oublié et de la stupeur devant l’étrangeté du savoir, nous sommes au plus près du « cœur plein de ces ténèbres de l’enfance que le monde ignore3Ibid.». Il n’y a qu’un pas de cette formule au poète de sept ans rimbaldien.

Jean Cacheux, ce cancre boiteux, est frère de cet enfant auquel Freud accorde le droit de « s’attarder dans certains stades, même fâcheux, de développement4Freud S., Résultats, idées, problèmes, t. I, Paris, PUF, 1991, p. 132.». Il fomente, dans l’alliance avec ses deux camarades de fond de classe et compagnons de farces, quelques forfaits à émotions fortes bien qu’inoffensifs, entre « hommages » et « sacrilèges », à l’intention de « ces imbéciles [qui] ne nous auront pas avec leurs punitions. Ils ignorent ce que c’est que de vivre », dit l’un d’eux. Les multiples farces, comme réponse à la farce qu’est l’enfance, viennent souder deux mondes distincts, incommensurables ; et lorsque le directeur demande à Cacheux : « est-il possible que nous parlions à cœur ouvert ? », l’écrivain s’interpose, préservant l’énigme : « Aucun d’eux ne sut jamais avec quel intérêt l’autre l’avait considéré… les cancres se mouvaient dans un monde où on ne les rencontrait jamais5Dhôtel A., Le club des cancres, op. cit.». Délicatesse éthique d’une écriture pour dire ce que sépare et joint le seuil de l’école et sa « puissance administrative » !

En tant que cancre Cacheux est « l’allégorie vivante de l’erreur6Ibid.» nous dit l’auteur, mais cependant, paradoxalement, il est d’un temps où le mauvais résultat scolaire n’altérait pas la force, le désir de vivre, voire devenait énigme et même défi pour l’enfant. Pour celui-ci une devise est promesse : « apprendre à se débrouiller7Ibid.» – qu’il y a lieu de distinguer d’un « se débrouiller ». Dans la trame de ce court récit l’enfant plie la réalité à la loi de son désir, il renverse les perceptions, les perspectives, les actes qui le conduisent à fuir, hors de l’enclos parental, avec la facilité que le geste épique confère, ramassé dans cet énoncé formidable : « La porte s’ouvrit sous ses doigts avec la légèreté d’un décor8Ibid.» ; chute des semblants, montée de la guerre pour les adultes, aventure initiatique rocambolesque pour Cacheux le jeune cancre. C’est un temps immobile, le temps irréparable d’une jeunesse éternelle que Dhôtel tente de fixer, sous l’angle d’un décrochage bien éloigné de celui de nos élèves actuels. Il dira : « C’est Rimbaud qui m’a enseigné la méthode aberrante convenant à une nullité originelle. Cette méthode consiste à ne pas s’intéresser aux idées générales, à l’ordre, mais aux ruptures de l’ordre.9Ibid.» Parlant de son écriture Paulhan confie à Dhôtel dans une lettre : « Il y a un je ne sais quoi de pur, de sauvage, d’originel qui me touche infiniment et me donne parfois le sentiment de l’unique10Ibid.».

En fait, lire Dhôtel aujourd’hui, n’est-ce pas une manière d’abonder dans ce que repère Philippe Jaccottet : « Son idée profonde est qu’il faut échapper… Obéir à d’autres lois que celles du monde évident des chiffres et des définitions11Ibid.» ?


  • 1
    Dhôtel A., Le club des cancres, Paris, La Table Ronde, 2007.
  • 2
    Benameur J., Les demeurées, Paris, Gallimard Folio, 2007.
  • 3
    Ibid.
  • 4
    Freud S., Résultats, idées, problèmes, t. I, Paris, PUF, 1991, p. 132.
  • 5
    Dhôtel A., Le club des cancres, op. cit.
  • 6
    Ibid.
  • 7
    Ibid.
  • 8
    Ibid.
  • 9
    Ibid.
  • 10
    Ibid.
  • 11
    Ibid.