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J49 - Femmes en psychanalyse, Sublimations

Phèdre, ou le tragique de l’aveu

© Lily - Patty Carroll
29/05/2019
Camilo Ramirez

Avec Phèdre1Racine J., Phèdre, édition par Raymond Picard, Paris, Gallimard, 2000., Racine saisit de façon fulgurante la zone sans limite où peut s’avancer une femme dévorée par la passion pour un homme interdit. L’aimé est Hippolyte, fils de son époux Thésée, roi d’Athènes. Plus que la flamme qui consume son corps, c’est son aveu à Œnone, sa redoutable nourrice, qui donnera à cet amour sa résolution tragique. Phèdre a beau chercher une limite à l’horizon transgressif de cet amour, Œnone, désormais dépositaire du secret, sait trouver les mots propres à ouvrir les vannes d’une passion jusqu’ici contenue, au moment même où l’on annonce partout dans la ville la mort du roi : « Votre flamme devient une flamme ordinaire. Thésée en expirant vient de rompre les nœuds qui faisaient tout le crime et l’horreur de vos feux. »

Entre la mort première que Phèdre est sur le point de se donner, au début de la pièce, pour se délivrer de l’horreur de sa flamme noire pour Hippolyte, et la seconde, effective, qui la clôt, l’aveu de la femme éprise surgit comme une parole qui, une fois énoncée, marque tout autant un point de non-retour qu’un enchaînement fatidique qui la mènera jusqu’au crime. Comme le dit si bien Raymond Picard, « Dans la présence charnelle du jeune homme, elle oublie tout et s’oublie elle-même2Ibid., p. 12.».

« Je sentis tout mon corps et transir et brûler. Je reconnus Vénus et ses feux redoutables. » Phèdre a beau imputer à l’acharnement de la déesse la fatalité de ce qu’elle éprouve, elle fait pourtant cet aveu coupable à la première personne : « De l’amour j’ai toutes les fureurs », laissant à Œnone la charge de nommer l’aimé. Effrayée, Œnone n’invite pas pour autant Phèdre au moindre renoncement. Elle peut souffler avec assurance sur les braises animées par l’aveu, car elle n’est pas sans savoir le vertige, l’appel, que peut être pour une femme le fait de s’approcher d’un certain bord : « Rivage malheureux, Fallait-il approcher de tes bords dangereux ? »

De cette passion incurable, Phèdre s’est très tôt défendue, évitant Hippolyte, manœuvrant pour le tenir en exil, interdisant que son nom soit devant elle prononcé, allant jusqu’à se faire elle-même objet de sa haine. Vaines précautions reconnaît-t-elle, le revoir suffit à rouvrir la blessure d’un amour étouffé. « Ce n’est plus une ardeur dans mes veines cachée : C’est Vénus tout entière à sa proie attachée. »

Hippolyte vient à peine de déclarer à Aricie son amour si sauvage que la scène est interrompue par l’appel de Phèdre le convoquant à ses côtés. Elle lui dévoile enfin sa flamme et le recul horrifié d’Hippolyte la fait s’exclamer : « Eh bien ! connais donc Phèdre et toute sa fureur. J’aime. » De ce fol amour qui trouble la raison, de ce cœur trop plein de ce qu’il aime auquel Hippolyte se refuse, Phèdre l’implore de l’en séparer en la transperçant de son épée. Hippolyte sait maintenant ses ardeurs insensées. Phèdre sait avoir trop parlé, elle a dit ce que jamais on ne devait entendre. Nommer la honte qui la couvre fait-il reculer la femme blessée ? Au contraire, prise dans un vacillement, elle implore à la fois Vénus de la venger et Œnone de convaincre l’aimé de porter la couronne à la place de son propre fils, héritier du trône.

Si le début de la pièce nous laisse espérer que Phèdre renoncera à se donner la mort et sera sensible aux supplications d’Œnone l’implorant de ne pas abandonner ses enfants, nous savons désormais que le réel qui l’aspire est d’un tout autre ordre ; la voilà prête à tout pour garder auprès d’elle l’objet de son amour. Racine n’ignorait pas ce que Lacan a su entendre des femmes : l’objet pour lequel Phèdre brûle n’est pas un joyau phallique, il se profile au-delà de tout avoir, dans cette zone où il n’est pas rare que la femme l’emporte sur la mère.

La rumeur était fausse, Thésée est bien vivant et son retour précipite le dénouement fatidique. Une nouvelle fois, Œnone arrache Phèdre à la mort désirée, en l’invitant à inculper l’aimé auprès de son mari, le livrant à sa foudre vengeresse, l’accusant d’avoir abusé d’elle. Elle y consent. Œnone s’en charge. Thésée est leurré d’un faux outrage et délègue la vengeance contre son fils à l’impitoyable Neptune.

Mais voilà que la nouvelle arrive aux oreilles de Phèdre. « Hippolyte aime, Aricie a son cœur ! Aricie a sa foi ! » Ce qui fait son tourment n’est plus le feu, ni les remords, ni le cruel refus ; c’est ce qu’elle ne peut plus ne pas savoir : « Ils s’aiment, ils s’aimeront toujours. » Se dire horrifiée par ses crimes n’instaure pour Phèdre nul seuil en-deçà duquel se tenir. Entre effroi et volupté, elle approche toujours plus la Chose et décrète la mort d’Aricie : « Mes homicides mains promptes à me venger, Dans le sang innocent brûlent de se plonger. »

Voici le feu fatal de Phèdre devenu estocade sur l’objet aimé. Hippolyte achevé par le monstre de Neptune, il ne reste à Phèdre qu’à avouer à Thésée l’innocence de son fils, ultime geste avant de rejoindre l’étreinte de la mort, celle que depuis sa première apparition sur la scène, elle appelle de ses vœux. Elle fait couler dans ses veines un poison que Médée apporta dans Athènes. L’aveu est un acte qui comporte un réel : du premier au dernier, chaque aveu de Phèdre propulse la femme qu’elle est vers l’abîme d’un amour qui, de ne plus être celé, se laisse emporter par l’ouragan de son absence de limite.

Il arrive que, pour une femme, l’aveu de sa flamme funeste lui revienne comme ravage, refermant sur elle-même la boucle de la pulsion de mort.

 


  • 1
    Racine J., Phèdre, édition par Raymond Picard, Paris, Gallimard, 2000.
  • 2
    Ibid., p. 12.