Étudier Se former > Les blogs des Journées de l'ECF > J51
J51 - La norme mâle, Orientation

Père, pourquoi m’as-tu si mal foutu ?

© D'après J. Fournier.
08/11/2021
Morgane Léger

 

Lacan, dans « Télévision », fait une courte allusion à l’épisode biblique de l’ivresse de Noé et de la malédiction de Canaan. « Or je tiens pour exclu, dit-il, qu’on analyse le Père réel, et pour meilleur le manteau de Noé quand le Père est imaginaire1Lacan J., « Télévision », Autres écrits, Paris, Seuil, 2001, p. 523.».

Précédant ce passage, Lacan indique qu’essayer de rendre compte de la jouissance dans des formules scientifiques ne mènent à rien, ça n’est pas possible. Ce n’est pas tant que le Père réel et le Père imaginaire sont des figures au-dessus de toute velléité de savoir, c’est plutôt que cette volonté de savoir se heurte à un réel impossible à mettre en formule. On ne peut pas aller y voir. Les outils pour appréhender ce qui concerne le Père réel, c’est-à-dire la jouissance, sont vains car celle-ci ne peut se saisir.

Freud, lui-même, en tant que Père réel de la psychanalyse, n’a pas à être analysé, quand bien même ses schémas de la seconde topique ne sont pas sans faire penser à un pudendum. Quant au Père imaginaire, soit l’incarnation dans la réalité, côté semblant, du Père réel, il s’agit là aussi de recouvrir du manteau pudique de Noé ce que d’aucun pourrait être tenté d’aller voir d’un peu trop près.

Revenons sur cet épisode biblique de la Genèse :

« Commence Noah, l’homme de la glèbe, il plante une vigne,
boit du vin, s’enivre et se découvre au milieu de sa tente.
Hâm, le père de Kena’ân, voit le sexe de son père.
Il le rapporte à ses deux frères, dehors.
Shém prend avec Ièphèt la tunique : ils la placent sur l’épaule, les deux.
Ils vont en arrière et recouvrent le sexe de leur père.
Leurs faces en arrières, le sexe de leur père, ils ne le voient pas.
Noah se ranime de son vin.
Il pénètre ce qui lui a fait son fils, le petit.
Il dit “Kena’ân est honni
Il sera pour ses frères un serviteur de serviteurs.”2La Bible, Genèse 9, 14, trad. Chouraqui A., Paris, Desclée de Brouwer, 1989.»

Si l’on s’en tient à une lecture littérale de la Torah ou Ancien testament, le passage qui concerne l’ivresse de Noé et la malédiction de Canaan laisse entendre que la jouissance du père conduit à ce que la faute en soit reportée sur le fils Hâm dont la lignée est maudite. Toutefois, la Torah n’est pas à lire comme un mythe mais comme un récit qu’il est nécessaire d’interpréter, ce à quoi s’emploie le Talmud. Le temps de Noé est un temps antérieur au don de la Loi (le don des 10 paroles dans la Torah et celui des 10 commandements dans l’Ancien Testament). Le temps de Noé se situe avant le sacrifice d’Abraham, c’est un temps où les individus se désanimalisent mais où le registre symbolique de la Loi n’est pas encore de mise.

L’ivresse de Noé est interprétée par certains talmudistes non comme une expérience de jouissance impudique qui entacherait les générations à venir, mais plutôt comme étant liée à son état psychique : après l’épreuve du déluge qui a vu périr l’ensemble des hommes à l’exception de Noé et de quelques personnes de sa famille, Noé est saisi par le désespoir, ce qui l’amène pour un moment à être privé de parole. De nombreux talmudistes ont interprété l’acte de Hâm comme étant de l’ordre d’un inceste commis sur le père. Rachi, grand talmudiste du xiie siècle, va jusqu’à interpréter ce passage de la Torah comme le fait qu’il castre son père.

Hâm, qui surprend Noé dans un moment d’impuissance, fait le choix d’en parler à ses frères. En médisant du père, il pointe la faille de celui-ci. Au moment où Hâm médit du père, la fonction de celui-ci qui est de transmettre la parole, n’est plus efficiente : la transmission s’achève à ce moment-là. Ce qui est nommé comme la malédiction de Canaan n’est pas tant une profération de Noé qu’un constat. Ici l’étymologie de malédiction a toute son importance : Hâm est maudit car il a mal-dit sur son père. Dès lors, la parole ne peut plus se transmettre pendant plusieurs générations.

Hâm, lui-même, ne peut plus incarner la fonction paternelle pour son fils Canaan. Celui-ci aurait d’ailleurs été conçu pendant le déluge, sur l’arche, ce qui constitue une faute, un manquement à la parole promise : tout rapport sexuel était proscrit pendant cette période du déluge, aucun n’avait le droit de s’y accoupler.

À l’époque contemporaine, marquée par le « complexe du tout-dire3Miller J.-A., « Vous avez dit bizarre ? », Quarto, no 78, février 2003, p. 11.», dans laquelle les individus sont poussés à user de la parole sur un versant univoque et qui voudrait faire des pères et des mères des experts normés, formés à la parentalité, ce passage par la Torah nous rappelle que l’efficience de la parole est affine à son usage éthique. Déboulonné du statut du patriarche qui a autorité sur la famille, le père est plus que jamais soupçonné d’être en faute de jouissance ou d’avoir mal foutu l’enfant à l’endroit de sa propre jouissance. Un Hâm contemporain pourrait adresser cette diatribe publique : Père, pourquoi ta jouissance est-elle si mal foutue ? Père, pourquoi m’as-tu si mal foutu ?

Or, pas plus que la jouissance ne peut être condensée dans des formules scientifiques, celle-ci ne peut être aseptisée ou passée à la moulinette de la norme. Les pères sont, à ce titre, logés à la même enseigne que chaque parlêtre. Pour autant, ils leur restent la possibilité, de temps en temps, d’ « épater la famille4Lacan J., Le Séminaire, livre xix, …ou pire, texte établi par J.-A. Miller, Paris, Seuil, 2011, p. 208.» et aux enfants, de poser un manteau de pudeur sur ce qui peut se présenter de faille, de clocherie dans la figure paternelle.


  • 1
    Lacan J., « Télévision », Autres écrits, Paris, Seuil, 2001, p. 523.
  • 2
    La Bible, Genèse 9, 14, trad. Chouraqui A., Paris, Desclée de Brouwer, 1989.
  • 3
    Miller J.-A., « Vous avez dit bizarre ? », Quarto, no 78, février 2003, p. 11.
  • 4
    Lacan J., Le Séminaire, livre xix, …ou pire, texte établi par J.-A. Miller, Paris, Seuil, 2011, p. 208.