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J43 - Trauma, Sublimations

Pascal Dusapin
La création artistique

comme traitement du traumatisme

14/07/2013
Vincent Benoist

C’est à partir de la lecture de sa Leçon inaugurale au Collège de France que Valentine Dechambre s’intéressera à Pascal Dusapin. À sa demande, celui-ci acceptera de venir lui parler de son travail et quatre rencontres auront lieu à l’École de la Cause freudienne en présence de collègues psychanalystes. À la suite de quoi viendra ce livre formidable : Pascal Dusapin, Flux, Trace, Temps, Inconscient, retranscription de ces quatre entretiens avec François Ansermet, Serge Cottet, Valentine Dechambre, Jacqueline Dhéret, Hugo Freda, Nathalie Georges et Paulo Siqueira. Quatre entretiens présentés comme autant de « variations1Dechambre V. (s/dir.), Pascal Dusapin, Flux, Trace, Temps, Inconscient (Entretiens sur la musique et la psychanalyse), Nantes, Éd. Cécile Defaut, 2012.».

La création artistique et son rapport à l’inconscient

Chez Pascal Dusapin, la création est une tentative de traiter un « débordement intérieur d’un trop de présence sonore ». Ainsi, composer c’est frayer, tracer, créer des chemins de traverse par où le flux sonore qui l’envahit, l’oppresse, parvient à s’écouler grâce à une mise en forme des sons. « En imaginant de la musique, je vois des formes […] j’entends des formes. » Composer en passe nécessairement par l’écriture. Il s’agit de « freiner le flux incessant », ce « bavardage extrêmement nocif » que P. Dusapin entretient avec la musique. Composer est essentiellement un acte de survie. « Il faut que je compose. C’est ça ou mourir. Pas mourir physiquement, mais mourir à soi-même. Ce qui est pire. » Cet acte est éthique, il émane d’une décision, il est réponse du réel, il concerne la responsabilité d’être au monde et il est dans un même mouvement la marque d’un refus : celui de se laisser absorber par un prétendu ordre existant.

En 2007, P. Dusapin accepte la chaire de la création artistique au Collège de France. Il est le second compositeur après Pierre Boulez à accéder à cette institution. Le public à qui il a à faire n’est pas un public de musiciens, ni de psychanalystes. Or, poser la question de comment ça pense ?, pour P. Dusapin, suppose de parler de l’inconscient parce qu’il permet de rendre compte du processus de création en train de se faire, c’est-à-dire de ce qui vient « avant la musique ». « Ce sont des micros-moments » : la créativité, chez P. Dusapin, est intervalle, interstice, tension entre l’arbitraire et la loi, elle témoigne de ce que le langage est un parasite qui créée et qui libère un fonctionnement.

Dans ce processus de création la beauté est une chose sérieuse. Elle a partie liée avec le désir plutôt qu’avec l’Idéal : « créer quelque chose qui soit des machines désirantes ». Il s’agit de penser son destin comme n’ayant plus partie liée avec l’Idéal, le rien, la pulsion de mort mais plutôt avec le désir : « une version de la beauté du côté du réel ».

Le traitement du traumatisme

Quand on aborde cette question, P. Dusapin montre qu’il sait se tenir à distance de la jouissance du traumatisme : « C’est très étonnant pour moi, je suis très frappé par des amis qui sont encombrés par l’enfance, l’adolescence, je suis sidéré et j’ai des discussions avec eux. Une amie me parlait de ses problèmes avec sa mère… Et je lui dis : mais pourquoi tu t’emmerdes avec ça, pourquoi papa, maman ? C’est une prise de décision aussi ! Je lui ai d’ailleurs demandé pourquoi elle ne décidait pas de mettre une fin à ça, de devenir un peu responsable. »

Ou encore : « Ce qui va m’empêcher de dormir c’est tout ce que j’ai à faire pour le lendemain mais pas ce qui m’est arrivé deux jours avant, même si j’ai conscience profondément des traumatismes. Par exemple j’ai un petit garçon qui a dix-huit mois, et il y a des choses que je ne veux pas revivre. L’enfant qui nous ennuie parce qu’il est malade, ça ne m’intéresse pas du tout. Je ne veux pas revivre certaines choses. Je m’en occupe très bien, je suis capable de veiller toute la nuit, mais il y a un endroit où ça va toucher le trauma et ça je ne veux pas. »

Pourtant, le trauma affleure dans l’œuvre de P. Dusapin qui a été gravement épileptique étant enfant : « Cette maladie m’a fondé et m’a protégé beaucoup. J’ai un rapport très positif avec elle. Ce n’était pas drôle, je m’en sers dans ma composition, la question du souffle. »

Mais il y a aussi, antérieurement sans doute, la présence de sa mère : « J’ai entendu toute ma vie ma mère dire des choses négatives sur ma naissance, que j’étais trop gros, que j’aurais détruit une sœur jumelle dans son ventre, que mon père ne voulait pas de moi… Et je lui disais : je m’en fous tu ne peux pas savoir… Et j’ai habillé ma mère quand elle est décédée, je l’ai portée les trois derniers mois tout seul. »

La coupure

Dans son travail d’écriture, P. Dusapin est constamment ramené aux origines, à l’avant, à la petite enfance, à des souvenirs dont il ne cesse de se défendre. Il ne sait pourquoi c’est cet art-là, pourquoi c’est la musique, c’est un fait, voilà pourquoi il ne cesse de dire que ce n’est pas la musique qui l’intéresse, mais la création, en tant qu’elle permet de prendre une vraie distance avec les souvenirs vraiment pénibles de son enfance.

P. Dusapin travaille sur un matériau qui est « avant le son ». Il travaille sur le corps, sur la trace, en tant qu’elle s’inscrit sur le corps. Dans cette tentative de ressaisir les traces produites par le sujet, la discontinuité seule permet de rendre compte du réel, comme dans cet opéra où « un homme seul sur scène va passer continûment d’un état à un autre, changeant en permanence et s’arrêtant tout le temps ».

La création, chez P. Dusapin, tient dans un usage particulier de la coupure. Une coupure particulière, une coupure qui fait lien, qui laisse passer le flux. Chaque note potentiellement est coupure, arrêt. L’espace entre deux notes est infini, c’est une suspension. Il arrête le flux et en même temps il est ce qui permet qu’il s’écoule, qu’il s’y écoule. Et il faut chaque fois une nouvelle note pour que ça continue, pour que le flux persiste et pour que se « post-crée » un destin.


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    Dechambre V. (s/dir.), Pascal Dusapin, Flux, Trace, Temps, Inconscient (Entretiens sur la musique et la psychanalyse), Nantes, Éd. Cécile Defaut, 2012.