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J51 - La norme mâle, Sublimations

Pas de tache !

© D'après J. Fournier.
20/09/2021
Jean-Pierre Denis

Si le propre des dominants, selon la formule de Pierre Bourdieu, c’est de forcer les autres à « reconnaître leur manière d’être particulière comme universelle1Bourdieu P., La domination masculine, Paris, Seuil, 1998, p. 89.», la question reste de savoir en quoi cette « autorité naturelle » serait la marque implicite d’une supposée virilité́ ?

Voyons comment Lacan, dans « Le temps logique et l’assertion de certitude anticipée2Lacan J., « Le temps logique et l’assertion de certitude anticipée », Écrits, Paris, Seuil, 1966, p. 197-213.», nous invite à un essai de « logique collective3Ibid., p. 211.» à partir d’un syllogisme : « 1° Un homme sait ce qui n’est pas un homme ; 2° Les hommes se reconnaissent entre eux pour être des hommes ; 3° Je m’affirme être un homme, de peur d’être convaincu par les hommes de n’être pas un homme.4Ibid., p. 213.»

D’abord, l’homme sait ce qui n’est pas un homme, c’est l’instant du regard qui, pour beaucoup, pose dans une même perspective les couples d’opposition homme/barbare, masculin/féminin. Dans le temps suivant, temps pour comprendre, le sujet pressent qu’il pourrait ne pas être reconnu s’il n’est pas dans la norme. D’où sa précipitation, dans le moment de conclure, pour s’identifier comme homme de peur de faire tache et d’être stigmatisé.

Le roman de Robert Musil, Les Désarrois de l’élève Törless5Musil R., Les désarrois de l’élève Törless, Paris, Seuil, 1995., confirme la logique de ce processus en relatant comment des élèves d’un collège décident de s’en prendre à un de leurs camarades. Dans ce huis-clos, Törless fait le choix de se lier à de nouveaux camarades mus par « le plaisir animal de vivre », afin de se défendre d’un « excès de sensibilité6Ibid., p. 17.». Un tel choix l’amène à coller à leur virilité au détriment de sa propre sensibilité, et ce jusqu’à adhérer, un temps, à leurs propos délirants.

On pourrait penser que ce drame s’en tient à confirmer cette logique ségrégative orientée par une norme mâle qui n’admet d’identification que sur le mode du choix forcé, je me hâte…, de peur que… Mais l’intérêt du roman, c’est aussi de mettre en valeur un fond pulsionnel énigmatique : ainsi lors d’une scène d’humiliation, ce sont les sons plaintifs émis par la victime qui éveillent la sensualité de Törless, pris alors d’une « excitation violente7Ibid., p. 115.».

Cette résonance de la jouissance au cœur du lien social, Lacan la souligne, non pas dans son texte de 1966, mais lors d’une reprise, dans Encore, en soulignant la place qu’y tient l’objet : « ce qui mériterait d’être regardé de plus près est ce que supporte chacun des sujets non pas d’être un entre autres, mais d’être, par rapport aux deux autres, celui qui est l’enjeu de leur pensée. Chacun n’intervenant dans ce ternaire qu’au titre de cet objet a qu’il est, sous le regard des autres8Lacan J., Le Séminaire, livre xx, Encore, Paris, Points, p. 63.».

Cette formule est précieuse car elle permet de mettre en valeur que les processus de domination ne sont pas seulement motivés par les signifiants-maîtres de la norme mâle, mais par la fascination et le rejet de ce qui fait tache. Et comme le souligne Jacques-Alain Miller, la tache, c’est un des objets a que cerne Lacan : la tache « me force à la regarder. Et par là même, ça veut quelque chose, cette tache, il y a un désir derrière. Or ce désir est inconnu9Miller J.-A., « Le corps dérobé », La Cause du désir, no 103, novembre 2019, p. 34.».

Sans doute, la victime du roman de Musil, comme beaucoup de victimes, incarnait cette tache qui renvoie l’autre à sa part d’inconnu, pressentie comme immonde, et qui fait trou dans les identifications viriles et dans le fantasme, qui, eux, relèvent du Un phallique. D’où chez certains un trop plein d’angoisse, et la sortie par le passage à l’acte ! C’est ce qui fait dire au camarade de Törless que c’est un sacrifice qui a valeur de « purification10Musil R., Les désarrois de l’élève Törless, op. cit., p. 95.». On sait comment ça finit…

 


  • 1
    Bourdieu P., La domination masculine, Paris, Seuil, 1998, p. 89.
  • 2
    Lacan J., « Le temps logique et l’assertion de certitude anticipée », Écrits, Paris, Seuil, 1966, p. 197-213.
  • 3
    Ibid., p. 211.
  • 4
    Ibid., p. 213.
  • 5
    Musil R., Les désarrois de l’élève Törless, Paris, Seuil, 1995.
  • 6
    Ibid., p. 17.
  • 7
    Ibid., p. 115.
  • 8
    Lacan J., Le Séminaire, livre xx, Encore, Paris, Points, p. 63.
  • 9
    Miller J.-A., « Le corps dérobé », La Cause du désir, no 103, novembre 2019, p. 34.
  • 10
    Musil R., Les désarrois de l’élève Törless, op. cit., p. 95.