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J50 - Attentat sexuel, Orientation

Oser la parole !

© AKOM
11/09/2020
Marta Serra Frediani

Grâce à Dieu, le film de François Ozon, aborde à partir de dossiers existants le un par un des effets de la violence destructrice des attentats sexuels sur des enfants, commis par un homme d’église. La fiction est dans la construction et la particularité narrative mais il n’en demeure pas moins que nombre d’interrogations s’ouvrent à notre réflexion. Nous avons choisi de centrer notre propos sur la difficulté à accéder à la parole, à pouvoir dire l’expérience traumatique subie.

Dire impossible, écrit défaillant : trois échecs paradigmatiques

La mère d’Emmanuel laisse sur la table une coupure de journal pour lui faire savoir qu’une association dénonce les abus sexuels subis par de nombreux enfants de la part d’un prêtre. Les mots écrits suppléent la conversation. Plus tard Emmanuel, après avoir fait sa déclaration à la police, donne à sa mère une copie de celle-ci avec tous les détails de ce qu’il a vécu, enfant. Lui non plus ne peut pas le lui dire de vive voix.

Comment établir une fluidité de la parole entre eux ? La question est à reprendre à partir d’un temps bien antérieur de son histoire. Il demande à sa mère si elle a le souvenir qu’une fois, dans ce temps des abus, il lui avait dit que le prêtre l’embrassait sur la bouche. Elle en a un vague souvenir mais elle avait cru qu’il se référait à des bises d’adieu qu’elle voyait que le prêtre donnait à tous les enfants à la sortie du catéchisme. Cette interprétation maternelle de son dire le laissa, en quelque sorte, livré aux actes pervers qui se poursuivirent jusqu’à ce que le prêtre ne soit déplacé dans une autre paroisse, pour des raisons sans lien avec lui.

La mère se sent coupable de ne pas l’avoir bien écouté à cette époque-là. Maintenant, elle s’offre à être volontaire pour recevoir l’avalanche d’appels qui parviennent à l’association : une profusion d’hommes qui ont besoin de quelqu’un qui accueille leur vécu des abus. Elle peut maintenant être cette oreille attentive et, décidée, elle répond au téléphone : « je vous écoute ». D’une certaine manière, chaque conversation soutenue vient comme une tentative de réparer l’écoute ratée dans le passé avec son propre fils.

Les parents de François recourent aussi à des écrits pour reprendre le dialogue avec leur fils sur ce thème laissé dans l’obscurité. Dans ce cas, il s’agit de lettres anciennes qu’eux-mêmes écrivirent et des réponses reçues, tout autant du prêtre – reconnaissant les abus – que des autorités ecclésiastiques de l’époque, assurant que le prêtre serait éloigné de tout contact possible avec les enfants. Ils avaient choisi de faire confiance à l’institution et considérèrent la question réglée. Soulignons que cet échange de correspondances s’était produit à partir du commentaire que François avait fait à son frère aîné : il lui disait sa fierté de ce que le prêtre l’aimait et qu’il le lui montrait avec des baisers et des attouchements. Probablement quelque chose de la rivalité fraternelle pour l’amour parental jouait sa partie dans ce commentaire.

C’est la belle-fille, étrangère à ce temps de l’enfance, qui posera la question jusque-là impossible à formuler : pourquoi n’ont-ils pas mené l’affaire en justice ? Si les parents écoutèrent leur fils de dix ans, ils laissèrent à sa charge la décision de ne pas dénoncer le prêtre. Ils acceptèrent sans broncher son « je ne veux pas qu’il aille en prison ». Ils bredouillèrent qu’ils ne le percevaient pas traumatisé et que l’option choisie devait lui économiser un jugement pénible, la persécution de la presse. Néanmoins restent, planant sur eux, les abus ultérieurs qui eurent lieu.

C’est à l’âge adulte que François cherchera activement à témoigner dans les médias et à trouver une victime pour laquelle les faits ne soient pas prescrits, permettant une action en justice ; actualisant, ainsi, jugement et presse qui lui furent escamotés enfant.

Pour Alexandre, la situation fut totalement distincte. S’il supporta les abus dans son enfance, ce n’est que plusieurs années après qu’il put le dire à sa mère. Elle rejeta une quelconque action car il « avait déjà dix-sept ans » ; la faute est de son côté, il aurait dû en parler avant. La libération de la parole ne vient jamais au moment approprié ou, du moins, cela peut servir d’excuse.

Adulte, ayant constaté à sa grande surprise que le prêtre continuait à s’occuper d’enfants, sa mère use du même argument pour ne pas l’appuyer dans sa lutte pour que l’église reconnaisse ses torts : il n’y a pas lieu de revenir sur le passé ! Oreilles sourdes, sans aucun espace pour la parole, tout se solde entre eux par un sms laconique : « je t’aime mon fils. Méfie-toi des médias ! »

Du religieux au médical et réciproquement

La psychologue du diocèse qui intervient comme médiatrice écoute Alexandre, elle prend note – comme elle le fera pour d’autres. Elle est aussi celle qui a l’oreille de l’évêque ! Elle proposera une rencontre durant laquelle le prêtre reconnaîtra ses fautes. L’entrevue se termine, les trois debout, formant un cercle fermé sur des mains tenues, priant en récitant un Notre père ! La pénitence par la confession s’applique aussi à la victime et de ceci, il est attendu un soulagement. Dans un courrier ultérieur elle lui écrit que « la blessure se soignera si nous ne la grattons pas ! »

Du côté du prêtre abuseur, il semble qu’il ne rencontre aucune difficulté pour parler. À sa manière, il illustrerait très bien ce concept de « paraphilie » apparu dans le vocable psy en 1968. Voilà la perversion sexuelle, la violence, l’obscénité, rangés dans une catégorie clinique. Ainsi, il serait plus facile de fermer les yeux sur ce qui se cache derrière le mot médicalisé. C’est une objectivation de ce que la perversion contient de réprobation, morale ou pas. Le prêtre n’a aucune difficulté à dire « je suis malade » ; lui, l’homme d’église, ne se sent pas concerné par le péché.

Impasses de la parole libérée !

La parole libérée, c’est le nom que s’est donnée l’association ouverte à l’écoute des victimes. Un projet ambitieux qui trouve ses achoppements. Néanmoins, ils peuvent, pour une fois, y relater leur expérience. S’agit-il de déclarations, de confessions, de témoignages ? C’est bien plus un essai de restituer dans son histoire, par le dire, l’événement vécu ; une tentative de mettre des mots sur la jouissance du corps qui leur fut imposée et qu’il est impossible de subjectiver.

Sans aucun doute l’association, en donnant une place à la parole, a pu avoir un effet thérapeutique pour plusieurs, en centrant la responsabilité sur l’adulte transgresseur et la cécité décidée de l’institution religieuse comme de beaucoup des paroissiens. Pour autant il reste pour chacun des questions, touchant à l’intime de leur être, impossibles à partager.

Alors, comment ouvrir le cadenas de la parole libérée ? La psychanalyse propose une autre voie que celle de la culpabilité, des jugements, du pardon, etc. Un déplacement se fait du thérapeutique à l’éthique. Ainsi dans l’adresse à l’analyste, le sujet pourrait-il avancer autrement et s’interroger sur ce qui a surgi en lui et qui reste comme marque indélébile.