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J50 - Attentat sexuel, Orientation

Oscillation de la contingence

© AKOM
27/08/2020
Martine Versel

La non rencontre se fonde sur l’assomption parfois irréductible du parlêtre de ne rien vouloir savoir des conséquences de ce qui cesse de ne pas s’écrire où « réside la pointe de ce que j’ai appelé contingence1Lacan J., Le Séminaire, livre XX, Encore, texte établi par J.-A. Miller, Paris, Seuil, 1975, p. 86. », dit Lacan. C’est dire que la rencontre a partie liée avec la non rencontre. Le discours courant fait plutôt la part belle dans sa définition de la rencontre à la non rencontre entérinant d’une certaine façon dans la langue que « le rapport sexuel ne cesse pas de ne pas s’écrire2Ibid., p. 87.». La langue penche du côté de l’impossible en la matière. L’étymologie de « contre », à l’opposé, a été conservée dans le syntagme « à l’encontre » à laquelle nulle rencontre n’est étrangère. Hasard aussi, figuré par le coup de dé mais également procès de « ce qui vient face à ».

C’est ainsi énoncer des scénarios de l’occasion, bonne ou mauvaise que deux personnes se trouvent en contact. Le lien à cet autre que signe la rencontre peut se marquer d’une intention, celle de le rejoindre, de le toucher, de l’affronter voire de le heurter. Si ces définitions accentuent les conditions de la rencontre et laissent filtrer ses aléas, les dictionnaires sont en revanche bien moins diserts sur la logique de la contingence propre aux êtres sexués. Sans doute en passer par les tours et détours des mille et une fictions de la rencontre qu’offre la littérature pourrait permettre d’en cerner, au-delà de ses aléas, quelques conséquences.

Que la rencontre oscille dans la veine de la non rencontre, c’est ce que la nouvelle de Barbey d’Aurevilly intitulée Le Rideau cramoisi, dans Les Diaboliques, nous enseigne. On sait que, dandy de son état, Barbey d’Aurevilly sape les discours établis de son temps et qu’il se targue de morale ne change rien à la chose. Il est un « oseur » comme un des personnages, Albertine dite Alberte, qui ne démérite pas non plus à outrepasser les convenances. La jouissance sexuelle n’est pas escamotée, le réel du sexe non plus. D’ailleurs, l’avertissement aux lecteurs qui fait allusion au sottosopra de Satan, dans L’Enfer de Dante, semblant faire un sort – tout diabolique – aux femmes de ce recueil, en soulignant que « si elles sont des anges c’est comme lui [le diable], la tête en bas, le reste en haut ! », invite à lire à la lettre cette évocation. À la lire donc comme index du réel du sexe attentoire au sens qui, dans l’affaire, est toujours sens dessus dessous – sottosopra – pour dire les replis infinis de la rencontre entre un homme et une femme.

Richesse figurative, foisonnement métaphorique, raffinements narratifs se prêtent à merveille aux interprétations de cette histoire narrée trente-cinq ans après les faits : souvenir jamais oublié autant qu’aveu de la rencontre entre le jeune vicomte de Brassard et Alberte. Le narrateur en sera lui aussi atteint et le gardera, dit-il, « toujours sous son front3Barbey d’Aurevilly J., Les Diaboliques, Paris, Le Livre de poche, Éditions 26, avril 2019, p. 87.».

Lors de l’arrêt accidentel de la calèche qui les transporte, c’est le surgissement visuel dans la nuit de la fenêtre au « double rideau cramoisi4Ibid., p. 87.» qui fait fonction, dans cette histoire, de ce qui ne cesse pas de ne pas s’écrire de la rencontre. Déclencheur de l’analepse et synecdoque de cette rencontre, Le Rideau cramoisi est celui du théâtre d’un premier amour mais qu’au titre d’histoire 1, car il y en a une seconde ouvrant à une logique des conséquences pour Brassard et Alberte de ce qui ne peut s’écrire du rapport sexuel.

Le hasard de cette rencontre authentifie ce que les définitions d’usage soulèvent : hasard, contact, face à l’autre voire à l’encontre de l’autre. Mais rien, s’agace le jeune séducteur : Alberte est impavide telle « L’Infante à épagneul de Vélasquez » et lui, inexistant à ses yeux.

Il faut un évènement non de hasard, il y a une nuance, mais imprévisible pour que ce qui ne pouvait se produire advint. En effet, les parents d’Alberte sont les logeurs du jeune officier Brassard en garnison, ce qui lui interdit d’imaginer ne serait-ce qu’un jeu de séduction.

Contingence du corps, celle de la jouissance quand Alberte saisit « hardiment » sa main sous la table. Interdit par son audace, Brassard « se dissou[t] dans l’indicible volupté causée par la chair tassée de cette main5Ibid., p. 109.».

Si la scène de l’étreinte des mains sous la table se répète, Alberte ne cède rien de son être de femme, ce qu’attend pourtant fébrilement son jeune amant, espérant « un rien risqué6Ibid., p. 120.», quêtant en vain l’échange de regards et de paroles. Ce qui est remarquablement écrit, c’est l’attente de ce qui articulerait au désir des corps la parole et désir de l’Autre. Mais Alberte le refuse.


La jouissance sexuelle des jeunes amants est le point d’orgue de la nouvelle quand Alberte irréductiblement silencieuse fait irruption dans la chambre au rideau cramoisi. Brassard commente ces rencontres nocturnes : « Au sein de ce bonheur qu’elle venait chercher et m’offrir, elle était alors comme stupéfiée de l’acte qu’elle accomplissait d’une volonté pourtant si ferme, avec un acharnement obstiné. Je ne m’en étonnais pas. Je l’étais bien, moi stupéfié !7Ibid., p. 129. », d’autant que l’inouï, dit-il, c’est que ce ne fut pas elle qui fut prise mais lui, par Alberte. La stupéfaction paroxysme de la surprise ne permet nulle écriture de cet amour marqué par l’effraction si voluptueuse de la jouissance sexuelle. Brassard compare Alberte qui ne peut nouer la rencontre des corps au risque de la parole à un « couvercle de marbre8Ibid., p. 131.» qui, malgré les étreintes, ne perd « jamais sa rigide densité9Ibid., p. 131.», préfigurant la mort qui la saisira dans une ultime étreinte sexuelle. Irréductible à la contingence de la rencontre, si Alberte peut prendre un homme, elle ne peut s’en éprendre. Cet axiome la coupe de ce qui aurait pu, sous fond d’impossible, de non rencontre, ouvrir à la contingence. Alberte ne veut savoir quelque chose de son désir et du désir de l’autre. Abandonnant sur cet étrange champ de bataille le corps sans vie d’Alberte, le jeune Brassard fuit et ne saura jamais rien de ce qu’il désirait savoir de cette rencontre supplantée par la non rencontre dont la mort est le climax. Attentat qui, dit-il, sera la tache noire « qui pendant toute sa vie [aura] meurtri ses plaisirs de mauvais sujet.10Ibid., p. 147.»

  • 1
    Lacan J., Le Séminaire, livre XX, Encore, texte établi par J.-A. Miller, Paris, Seuil, 1975, p. 86. 
  • 2
    Ibid., p. 87.
  • 3
    Barbey d’Aurevilly J., Les Diaboliques, Paris, Le Livre de poche, Éditions 26, avril 2019, p. 87.
  • 4
    Ibid., p. 87.
  • 5
    Ibid., p. 109.
  • 6
    Ibid., p. 120.
  • 7
    Ibid., p. 129. 
  • 8
    Ibid., p. 131.
  • 9
    Ibid., p. 131.
  • 10
    Ibid., p. 147.